LES TRICHEURS
Comme je lui plais à ce petit monsieur, hein mon mignon, c’est ça, oui, fais-moi ton plus beau sourire. C’est pour tes charmes naturels que j’ai mis mes plus beaux atours… Ah, tu ne seras pas le premier, tu sais, ni le dernier va, devant lequel je m’extasierai de ce ravissement béat qui me sied si bien et les dépose à mes genoux. A ton âge, hein, mon joli, on veut tout croquer, et sans débourser un liard si possible, mais au fond de toi, t’as besoin qu’on te rassure. L’autre est certes une fripouille mais on sait à quoi s’en tenir. Avec ces apprentis libertins, il faut toujours se méfier. Dès que vous tendez la main qui les a caressés, ils ne vous connaissent plus, et adieu les belles promesses, en argent sonnant et trébuchant.
On m’a dit ma fille, apportez-leur du vin et je fais ce qu’on m’a commandé : j’apporte du vin. Oh, je ne suis pas sotte. Je sais bien le métier qu’exerce mademoiselle et après tout, il faut bien vivre. Tout ce que je demande c’est de ne point perdre ma place - et un peu de bien être. La maîtresse a promis de me laisser épouser le Colin, qui me tourne autour depuis que j’ai des formes. Quant à l’autre brigand, à qui la faute si les blancs-becs du beau monde ont du temps à perdre, des sourires et des deniers à prodiguer ? Ils en ont bien assez, allez. Ma mère m’a toujours averti que rencontrer un nanti pouvait s’évérer une aubaine. Pour eux s’entend. On n’a pas toujours l’occasion de faire le bien. D’ailleurs, la demoiselle est généreuse. Et si elle trouvait chaussure à son pied…
Ce garçon est si niais qu’il est bien le seul à ne pas avoir vu clair dans mon jeu. La compagnie raille tout autour, même cet original qui nous fait poser de temps à autre, et qui griffonne nos portraits afin de passer le temps. Il est vrai que l’on m’a déjà donné le bon dieu sans confession. Qu’y puis-je si je suis habile de mes dix doigts et si ces petits paltoquets ont besoin de se distraire ? Tout plaisir en ce monde suppose un prix, ce me semble. Et je ne compte pas le prix de la leçon, ni celle de l’expérience. Allons, abats tes cartes, et que tes écus changent d’escarcelle. Quant à toi, le gribouilleur, ton tour viendra. On ne perd jamais rien pour attendre. On règlera nos comptes en fin de la partie… Il ne faudrait pas qu’à cause de l’art, d’aucuns voient trop clair dans mon jeu…
Il me présume benêt, le jeune homme de condition que l’on gruge volontiers, comme si la fortune des personnes de qualité, ne consistait qu’à nourrir quelques vers écornifles. Ils ignorent que j’ai, pour parler canaille, plus d’un tour dans mon sac, que je sais l’art de leurrer mon monde, que je puis feindre l’ivresse ou le désir, si cela les égaye, que mes gens n’attendent qu’un signal de ma part pour intervenir, et les rosser d’importance, qu’en tout état de cause, j’ai la légalité de mon côté et j’ai envie de dire - je m’en gausse par prévision -, dans la famille. Au demeurant, mon jeu n’est pas si mauvais…

 

(Texte inspiré de G.de la Tour à paraître chez Anne-Marie Jeanjean éditions Tardigraves).

1ère version.