BERNARD TEULON-NOUAILLES (Illustrations de Michel Cadière)
L’AS DE PIQUE
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BERNARD TEULON-NOUAILLES
L’AS DE PIQUE
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(Une soirée avec)
LE ROI DE COEUR
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Atout, atout et ratatout !
Il est tombé le couperet…
Radieux, le patron abat le roi de coeur, puis la dame et un valet de carreau de derrière les fagots. Il se frotte les mains, avale une gorgée de Suze Picon (pourquoi Picon parce que c’est bon !) et, dans un étranglement satisfait, il conclut :
-Vous êtes encore dedans les bleus !
C’est qu’il a sa réputation à soigner, le souverain des lieux. Certes, il sait se montrer courtois le cas échéant – à condition de ne point dépasser les bornes, hein ? Car enfin, pour qui se prennent-ils, ces blancs-becs, dégoulinant de brillantine, venus dévergonder les donzelles de notre Piochet ? Lui donner des leçons de belote, lui apprendre à jouer aux cartes, quand nul n’ignore qu’il règne en monarque absolu sur le canton, et sans doute bien au-delà. Même qu’il a battu les as du secteur, depuis des années allez, des lustres devrait-on dire, dans cette salle de café qui est le sien, son domaine à lui, son fief en quelque sorte !
Ah, elle ne doute de rien, la bleusaille de nos jours ! Qu’ils se croient des petits-maîtres parmi les fanfarons de la grand’ville, passe encore… Mais au village, ce sont des débutants... Des tiers de novices… A peine des incapables… Tout juste…
Bon, six heures et quart ont sonné à la pendule. Et si on s’en remettait une dernière ? La der des der, c’est juré. Le jour n’est toujours pas tombé. Avril nous gâte avant l’heure…
On a tout son temps, allez.
Et ce temps-là, ce temps-là, on savait le prendre.
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Nos vaincus, dépités et défiants, ont jeté, d’un geste rageur, leurs tierces dissonantes sur le tapis de feutrine grenat. Ils n’en sont pas encore revenus. Ces vieux grigous les ont ridiculisés. On dirait qu’ils lisent dans leur pensée, qu’ils voient à travers les cartes, qu’ils connaissent les sentes secrètes qui conduisent immanquablement au capot. L’humiliation suprême. Embrasser le cul de Fanny. A la ville pourtant, ce sont des cadors. La défaite précédente, ça devait remonter à… Et d’abord pourquoi parler de ce qui fâche… Ce sont des termes à bannir, pas vrai petit ? Au demeurant, ils n’ont pas dit leur dernier mot. Il reste trois-quarts d’heure avant la soupe, et ensuite au boulot, si l’on peut appeler ça un boulot…
Pour le moment, ils font des gestes d’impuissance, avec des mains qui se tendent, ruminent leur déception, dégringolent en signe d’impuissance, pointent un doigt rageur, virevoltent, font font font les petites marionnettes, tournent-moulinent, accusent, invectivent, se confondent en hyperboles, se figent, hésitent et renoncent à la fin comme afin d’inciter les mains d’en face à plus de retenue.
Les paroles ne sont pas en reste. Chacun accuse l’autre d’erreurs tactiques que l’on ne saurait tolérer, à ce niveau !
Aussi, n’étaient-ils point prévenus ? Le seigneur, en matière de cartes, c’est Charlie, ou Charlot c’est comme vous voulez, vous savez oui le cafetier, celui qui s‘occupe du petit, mais si vous savez bien le gamin qui a perdu la mémoire peuchère, tous les journaux en ont parlé, ça a fait toute une histoire dans le pays et même à la grand’ville…
Le petit, la petite victime, comme ils disent, il est là, justement, qui regarde sans voir, qui écoute sans entendre, du moins leur semble-t-il. On l’a laissé venir, une fois n’est pas coutume, il faut bien le distraire le pauvre !
La vie ne l’a pas gâté, allez…
La patronne, dans la pénombre de son antre à casseroles, marmonne sa rogne.
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Les cartes, ça ne saurait être une occupation de bon chrétien, assurément. Certes, on a le droit de s’amuser dans l’existence. Le bon dieu a permis les fêtes votives et même leur carnaval du diable, si l’on en croit notre saint homme de curé du Piochet. Si au moins ça rapportait… Surtout en ce moment… Ca va pas fort le commerce, c’est pourtant le nom du café. Du Café du Commerce.
Bon, il faut préparer la soupe aux légumes. Et le flan du petit, un sachet de poudre reçu par la poste. C’est de la réclame. A l’intérieur, elle sent le cacao. Il suffira de rajouter au lait bouilli et de verser dans un moule. Ca sera, comment dire, magique ! Et puis ? Il reste un peu de pain perdu, saupoudré de sucre, dont l’enfant devient friand, ça tient même du miracle !
Cette patronne est toute mortifiée des agissements du sire de céans. Le maître de ses fesses, se risque-t-elle en se signant, non sans rire sous cape d’une telle audace, encore une à confesser. Toutes les cinq minutes, parce qu’il y a une pendule en caisson de noyer dans la cuisine, elle passe la tête à travers le rideau. Un rideau fort bruyant dès qu’on le touche, constitué de cigares en bois assemblés par des fils d’un nylon très résistant et qui sépare son domaine privé des publiques possessions de son mari, Charles Rossignol, le parrain présumé de l’enfant, le tuteur du petit, vous savez bien, celui dont le journal a parlé, ils en ont fait leur une et leurs manchettes – Son compagnon à l’enfant, son unique et vieil ami.
Quel génie de la triche, songe le vieux Roland, son partenaire habituel, le plus futé du monde à coup sûr !
Avec quelle astuce il multiplie les diversions. Quand il ne « bisque » pas contre la pluie ou le beau temps, c’est la « barbaste » qui gèle les pousses, la salse pareille qui envahit le potager, les liserons qui se croient chez eux dans le jardinet, la garance accrochée au gilet du petit, le gratte-à-poil censé le dérider…
Les autres écoutent, s’étonnent, réfléchissent et se laissent embobiner…
Et tout en parlant, de lorgner, mine de rien, le dessous du paquet…
Un enfant s’en apercevrait…
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Il bat les cartes dans le seul but de révéler la couleur à son comparse, avec quelle rapidité vous l’imaginez. Roland, le vétéran, opine d’un signe de connivence, en caressant d’une main aux ongles peu soignés ses joues creuses et mal rasées. Ca crisse. Ca fait grincer des dents. L’enfant n’aime pas. Il le trouve laid, le Roland, avec sa peau crevassée par le soleil des vignes et des ans ! Il est tout tordu, on dirait une souche arrachée, un vieux ceps rabougri. Et ses dernières dents, brunâtres, sous sa moustache jaunie de tabac blond ! Ah sinistre vieillesse – Comment peut-on devenir vieux ?
Des vieux, l’enfant, il n’en connaissait guère en sa vie antérieure. Or cette vie-là, mieux vaut ne plus chercher à trop y penser.
Le souverain connaît des combines un peu grossières mais diablement efficaces (et sa moitié de se signer !) : s’il se tapote la tête, tel le vigneron amorçant la délicate opération du dépointage, on sait qu’il détient un roi, une tête couronnée. S’il se compose une mine revêche, devinez en référence à qui, il ne saurait s’agir que d’une reine, « ma reine » aurait dit l’enfant, s’il l’eût pu. « Et si on s’en jetait encore un derrière à la gargamelle ? », alors que le verre demeure aux trois-quarts plein, fait allusion au valet qui tient sa coupe en mains, étincelante et sertie de rubis. Roland saisit incontinent, si l’on peut dire.
La patronne n’est pas dupe, pensez. Elle craint le scandale, surtout devant l’enfant. Et pas n’importe quel enfant… Celui qui touche au tas de jetons en plastique où piochent les joueurs, les courts et les longs, les jaunes et les verts, les estimables et les médiocres, les conquérants et les asservis, les nobles et les roturiers. Il songe et ne dit rien, cet enfant. Mais il n’en pense pas moins. Ces étrangers semblent peu disposés à déposer les armes. Et s’ils préparaient quelque coupable agissement ? S’ils s’en prenaient à plus faible qu’eux ? A un enfant précisément ? Et des enfants il n’en était qu’un dans ces lieux, en l’occurrence.
Le petit être, tout intimidé, tout étonné par les nouveaux venus, a coincé, de ses jambes maigrichonnes, un montant de
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ferronnerie servant de support à l’épais plateau blanchâtre et veiné de gris, un peu comme les mollets de marraine. Quand il tourne ses petits avant-bras, on pourrait le confondre avec du marbre. Il observe le tas qui croît sur le côté droit du tapis, où le patron entasse les levées. On le sent à l’orée d’une rêverie tenace, régulière, chronique même, où les reines s’avèrent toujours rayonnantes et vivent dans des châteaux somptueux, comme sur les images, là où les rois ne jouent jamais aux cartes. Ils ont trop à faire à rendre justice aux enfants, sur leur trône de chêne, tandis que les écuyers protègent les petits princes. Telle était sa vie antérieure, son monde à lui, avant qu’elle ne vire au cauchemar.
Une voix familière l’en sort : As vist, pitchonet ? To tanben, quand seras grandet, seras benlèu, on as !
C’est énoncé avec enjouement, tout en spontanéité, sans préméditation. Sauf peut-être que le maître des lieux connaît les dangers de la rêverie. Il faut à l’enfant la réalité brute, d’aucuns auraient dit : reprendre pied sur le réel.
- Qu’est-ce que tu dis, parrain ? , murmure l’enfant, en général, plutôt avare de ses mots.
Cet enfant, à l’évidence, n’est guère un natif du pays. C’est dommage, il aurait apprécié le compliment. Un as ! Même en dehors du jeu de cartes cela signifie, pour certains, quelque chose. Et c’est de lui qu’on parle. Il sera un as. Un as de quoi on sait pas mais un as !
Parrain, le mot magique est lâché. Il se découpe aux ciseaux sur le patron du monde. Il tranche avec les objets sans importance, sans raison d’être, parfois sans nom de choses. L’enfant a identifié son interlocuteur. C’est la première fois, vous pensez ! On le lui serine assez, au fil des heures et des jours. Ca fait si longtemps qu’il cogne à ses oreilles que l’on a cru longtemps devenues sourdes. Coucou c’est moi, c’est le mot de parrain, dis, tu me laisses entrer ? Cours vite chercher parrain, drolet ! Viens par ici que parrain te cherche, pitchon ! Celui sur la photo, là, tu vois c’était parrain du temps de sa splendeur, tu l’aurais pas reconnu, hein Nénou… Ah, parrain qui s’en revient de chez son ami le barbier Gastounet, va
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l’attendre à la porte et prends ton bonnet pour ne point t’enrhumer… Parrain par ci, Parrain par là… Il est marrant, ce parrain. Une reine et son parrain. Parrain et marraine. Un parrain, c’est pas rien. Parrain, marraine, parrain. Il entend ces mots chaque jour du bon Dieu…
Pour sûr, le vocable ne lui disait pas grand-chose –jusque là. Cela viendra avec le temps, pensez ! Parrain, patron, ça signifie quoi au juste ? Pourtant, un être parmi les grandes personnes s’est identifié au râpeux nom de parrain. C’était tout bête. Simple comme une réussite. Si naturel que l’enfant a parlé sans même y penser. Et ce n’est pas tout. Ce parrain-là n’est pas un parrain comme les autres. Ce parrain-là est Son parrain. Le parrain de l’enfant qu’il se sent ou se sait être. Le sien-parrain, quoi. C’est comment dire ? Mon parrain…
Pourquoi chercher midi à quatorze heures, en comptant à l’heure ancienne ? Qui va trop loin s’égare. Et qui s’égare, on ne sait jamais s’il revient.
Car ce parrain-là n’est pas un de ces parrains que l’on a seulement parce qu’il faut avoir un parrain, pour respecter les us et coutumes des honnêtes chrétiens. Ca n’a rien à voir. C’est le parrain dont l’enfant avait besoin.
Qui n’a jamais eu un tel parrain, jamais il ne pourra comprendre…
Oui mais, entre le quart et la demie, après plusieurs suze-picon parce que c’est bon, ce parrain-là, il a oublié que l’enfant n’est guère initié aux subtilités de sa langue à lui. Il déroge sans cesse à la règle. Ce n’est pas la première fois, pensez. Sa compagne ne devrait par tarder à le rappeler à l’ordre.
Le docteur, le fils d’une ancienne voisine, pourtant s’était montré des plus explicites. Elle se remémore quelquefois leur conversation :
- Et puis faites en sorte qu’il comprenne, quand vos vous adressez à lui. Adoptez sa langue naturelle, quoi… Je sais que c’est beaucoup vous demander…
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- Vous pouvez compter sur moi, Monsieur Michel. Vous n’avez aucun souci à vous faire. D’ailleurs je ne parle pas le patois. Dans ma famille…
- On était instruits, on le sait, l’interrompait une voix de gorge enrouée. Qu’est-ce qu’il faut point entendre… Non mais tu l’écoutes, Dédou ? Madame la comtesse de la Larmette se croit encore sous l’ancien régime… Ne t’inquiète pas Dédounet, non seulement je saurai tenir ma langue mais je m’engage à disputer ma femme chaque fois qu’elle oubliera le règlement.
- Ne faites pas attention à lui Docteur. Rossignol dit ça pour plaisanter. Il adore me taquiner, vous savez…
- Je sais… Je sais, répondait le Docteur, partagé entre le doute, l’agacement et l’indulgence amusée. Remarquez, je n’ai rien contre le patois. On le parle à la maison. C’est à cause de… de ce… sale type qui a fait tant de mal, bref vous connaissez la situation aussi bien que moi, je ne vais pas vous faire un dessin…
- Ne m’en parlez pas. Ca m’a rendu malade. Quand je pense qu’il venait au café presque tous les jours, et que Rossignol lui offrait des tournées généreuses…
- Veux tu te… Et comment je pouvais savoir, moi, hein ? Et qui m’envoyait acheter le rosbif dans sa boutique ?
- Vous n’y êtes pour rien. Ne vous sentez pas coupables. Pour le patois, faites un effort. Il faut que vous l’aidiez à trouver ses repères. Qu’il puisse ensuite s’intégrer. On verra bien par la suite… Autre chose, c’est important, il faudra vous montrer raisonnable. Les scènes de ménage sont contre-indiquées. Après ce qu’il a subi… On sera très stricts sur l’article…
Les époux s’étaient regardés, avaient fixé leurs chaussures neuves de ville. Elles faisaient mal aux pieds.
La patronne, née Sophie Delermas, avait repris :
- Vous pouvez compter sur moi, Docteur Michel. Je n’ai pas été éduquée dans un esprit de chicane. Si quelqu’un ici cherche la bisbille, ce ne sera pas moi, assurément.
- Tais-toi un peu Delarmette. Tu ennuies le docteur avec tes allusions, pas vrai Dedounettou ?
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- Écoutez, si vous ne prenez pas davantage sur vous de mettre les querelles sous l’éteignoir…
- Vous pouvez compter sur moi, docteur. Je…
- T’en fais pas, Ded… Je sais mettre de l’eau dans mon vin, s’il le faut. Tiens je te jure sur ce que j’ai de plus sacré de ne plus faire bisquer la Delermasse devant le petit. Et pour un buveur, tu sais, ce genre de promesse, ça compte, c’est sacré même, non de dio. Heu… Enfin, tu me comprends…
Coup de coude de l’une. Geste d’apaisement de l’autre. Ca serait la dernière fois qu’il cèderait à ce genre d’incartade. Un silence…
- Je prendrai mes informations, vous savez ?
- Tu sais Dédé, ce mioche, c’est une chance, pour lui comme pour nous. On ne va pas la manquer pour des bêtises.
- Bon, revenez dans quinze jours. On reparlera de tout cela.
Ils étaient revenus. On avait parlé. L’homme de science avait le coeur tendre. Il avait cédé. L’intérêt de l’enfant primait.
« - Et cessez, je vous prie de m’appeler par mon prénom. Si quelqu’un vous entendait. Vous ne pouvez pas dire Docteur, comme votre épouse ?
- Oh mon épouse… Nous ne sommes pas du même monde… »
Une promesse de buveur, c’est facile à faire, c’est facile à dire, c’est moins facile à tenir.
Quelques mois plus tard, entre le quart et le demi, si l’on peut dire : deux, trois mots, une phrase par ci par là, ça n’allait pas le tuer, le petit, et puis ça sortait tout seul, on ne pouvait pas causer à chaque instant à la façon des livres sans images qu’on leur fait étudier à l’école, paraît-il. C’est sûr que le patois ne lui était pas familier dans sa vie antérieure. C’est qu’il venait d’une ville, d’une très grand’ville, la plus grande de toutes. D’ailleurs ce parrain-là prévenait, quand l’enfant le considérait de ses yeux égarés : C’est du pas toi, c’est pas pour toi, ne m’écoute pas ! Il se l’était tenu pour
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dit. Ca ne le concernait plus. Ca glissait le long des oreilles et retombait en pendentifs, les mêmes que la comtesse Sophie pour se faire moins vieille dans son miroir.
Certains mots, il valait mieux ne pas les laisser entrer. Et d’autres, il valait mieux ne pas les dire.
Car l’enfant n’aimait plus du tout porter la parole. Elle est si lourde parfois de ces secrets qu’il faut taire. Les mots sont terrifiants, qui viennent d’un autre monde. Ils se disputent, là derrière, quelque part de l’autre côté des yeux. On a l’impression que des inconnus les profèrent, qui se disputent au fond de la tête.
Il entend des phrases, lui qui se voudrait sourd. Des phrases venues de loin, de sa vie d’avant. Il y est question de larmes et de sang, de terreur atroce et de cris étouffés. Il voyage en des époques révolues, quand les sénéchaux scélérats déshonoraient les souveraines, trahissaient le serment prêté au suzerain.
Le roi, il lui faudrait se battre afin de recouvrer le trône. Il lui fallait chasser l’imposteur et ses ignobles courtisans. Il s’appuierait sur ses fidèles vassaux.
Le petit prince mettait bon ordre à ces infamies. Il refaisait l’histoire à sa guise. Comme le monde est beau dès lors qu’un prince la magnifie ! On y chevauche des bêtes splendides, harnachées de tissus somptueux, avec des incrustations mirifiques, où les cottes de maille étincellent de mille clartés d’argent. Les sires portent couronnes de lumière et on les identifie de loin, même qu’on les prend pour des anges du ciel. On ne les touche qu’avec respect. Les chevaliers, c’est fait pour que règne la paix. Les princes sont des enfants sages, d’une blondeur éclatante, révérés de tous. Jamais on n’eût osé porter la main sur un prince, en l’ancien temps. C’eût été un sacrilège – pensez !
Et puis plus rien, plus une image, rien qu’un firmament intérieur constellé de luminescences où s’abîmait l’oiseau du corps envolé.
La demie sonne à la pendule de la grande salle, sempiternellement enfermée dans son écrin de noyer.
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« Qu’est-ce que tu dis parrain ? »
La phase est restée en suspens.
Parrain n’a pas répondu.
Les grandes personnes, elles parlent pour ne rien dire, et quand on leur parle, souvent, elles ne disent rien.
Les joueurs, un peu gênés, ont pris le parti de plaisanter. Ce qu’ils sont embarrassés, les adultes, face à l’enfant…
- T’en fais pas petit, si Charlie dit que tu seras un as, c’est que tu seras un as…
Mais l’enfant n’est guère plus éclairé. Il regarde son parrain supposé. Comment ça un as ? Parrain voudrait l’enfermer dans une carte à jouer ? Tel un traitre dans la cellule obscure de la geôle du château ? Interdite aux enfants, s’entend…
C’est impossible. Un enfant, même petit, c’est trop grand. On le lui répète assez qu’il a bien changé, qu’il s’est épaissi, qu’il s’épanouit. Il était temps. Ou alors quelque enchanteur…
Et puis un as, ça n’a pas de figure alors que la sienne est si jolie. Marraine demeure de longues minutes à le regarder et elle le trouve si beau, tellement beau, et si triste qu’elle se met à pleurer. Les vieilles personnes pleurent vite. Comment peut-on pleurer aussi souvent ? L’enfant ne pleure plus jamais. C’est fini, ça. Réservé à sa vie antérieure. Je sais que c’est dur à comprendre.
Si parrain était un enchanteur, qui ne l’aurait remarqué ? Et d’abord les enchanteurs n’ont nul besoin de tricher. Ils ont trop à faire à former les futurs souverains. Ce parrain n’est pas un mauvais homme, il s’en faut. Sauf qu’il prétend, quand ça lui prend, que, de cette chair si fraîche, un ogre en mangerait. Avec ce qu’il sait, qui torture l’enfant, ce n’est pas bien fin ni futé. Aussi, n’insiste-t-il jamais, s’il sent l’enfant s’éclipser vers quelque absence… Car il a ses raisons. Il faut guérir le mal par le mal. Ce parrain est un grand médecin, à sa manière… D’ivrogne certes mais grand quand même.
Que veut dire l’étranger avec son as ? Il a menti, assurément. Parrain bat les cartes et tapote la table de façon à donner au tas une forme régulière. Alors, on la commence cette dernière partie ? La
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soirée s’étire. On ne tardera guère à fermer le café, à souper puis se coucher. Un as - et d’abord c’est quoi un as ?
Celui qui se considère comme son tuteur finit par marmonner :
- Ce sera un as, que dis-je un as, l’as des as ! Le meilleur du monde, allez !
On finirait par le croire.
Il est ému. Sa voix a un peu tremblé. C’est la première fois qu’on l’appelle parrain…
- A propos d’un as, comment qu’elle t’a peigné, la châtelaine aujourd’hui ? On dirait un As de pique… Demain, avant la messe du dimanche, je t’emmène chez Gastounet. Il est grand temps que tu ailles faire un tour « au coiffeur ».
Le Roland, il a distribué les cartes : trois puis deux, tout en chantonnant : On fait une petite belote, et puis ça va… Il a déposé le talon au centre du tapis. La carte de dessus est retournée.
Il regarde son jeu, adopte une mine déconfite, comme un qui n’aurait pas d’as… En même temps, il prend son verre de blanc en main et regarde son partenaire… Le premier larron dit qu’il passe : « Je passe ! ». Puis c’est le tour du patron qui en fait autant, en regardant Roland comme un qui aurait un as…
Celui qu’on nomme le femnassier, l’homme qui aime les femmes, le coq de la région, la terreur des filles du Piochet, l’adversaire du soir prend la parole : - Je prends !
Il ramasse, retourne. Ce sera l’atout. Le roi de coeur. Roland détient le valet, geste à l’appui, et Rossignol deux ou trois as. Ces deux jouvenceaux ont beaucoup à apprendre. Porter l’atout avec belote est risqué. Même avec le neuf, quatorze à l’atout, ils n’iront pas bien loin, allez.
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L’enfant apprécie que l’on rappelle le noble lignage de « ma » reine. Il eût été par trop sot de se fier aux apparences, à son tablier de couleur anthracite, ses pantoufles déchirées. La façade défraîchie de la maison, ulcérée par les injures de la négligence, abritait bel et bien un château, un beau château d’autrefois auquel un prince uniquement aurait accès. L’épouse du patron en révèlerait les abords à partir des armoires magiques et passages secrets dissimulés dans les cloisons. Elle l’y mènerait un jour prochain, c’était promis.
Pour l’instant, c’était trop tôt. Il valait mieux attendre, qu’il fût guéri…
L’homme à femmes compte un peu trop sur son comparse. Il a pris avec la dame, le dix et le neuf. Il compte sur son collègue pour compléter.
- La chance serait-elle en train de tourner ?
Et ça croit avoir du coeur !
L’enfant ne l’apprécie guère. Il lui rappelle vaguement… un être mauvais… Ses yeux sont ténébreux, comme un qui aime à faire du mal. Il porte une chemise rouge, un costume blanc-cassé quand le parrain arbore sa sempiternelle salopette bleue. Il a l’air sournois. Les jeunes adultes le sont souvent. Il convient de s’en méfier.
- En effet, répond son collègue, dont le jeu n’est pourtant pas brillant. Il cherche à bluffer mais, au fond de lui, sent que c’est reparti pour un mauvais tour. Il ne peut fournir à l’atout. Il se désintéresse progressivement du jeu et finit par lâcher :
- Au fait, c’est qui la châtelaine ? , tout en rajustant sa fine cravate en cuir grenat qui tranche avec sa chemise noire. Son col est sale de sueur. Il pourrait bien faire partie de ces méchants qui vous enferment dans quelque oubliette. C’est l’Armand le charmant, de Paulhan, a dit Roland. Son regard est charbonneux. On devrait le mettre dans le poêle en fonte.
Le femnassier, c’est un surnom. Nul ne connaît son nom dans le canton. Il loge chez l’Armand.
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Il conduit une belle auto, rouge, sans toit ni capot. Il traverse le village à toute allure, souvent avec sa nouvelle conquête. Quand il vient seul, il bavarde avec la Françoise, la pépée du Piochet, une belle garce, celle-là, dit la Delermas, depuis qu’elle a filé à l’anglaise, vers les paradis niçois. L’enfant, quand il la voit, cette garce-là, il est subjugué.
La plupart l’appellent le flémard, en souvenir de ses performances scolaires, c’est tout dire.
Pour l’heure, le bel Armand regarde son jeu. Le roi de coeur a rejoint les cinq premières cartes, disposées en éventail. Il reçoit les deux dernières sans émotion apparente et se met à siffloter : Twist, à Saint Piochet… Ca fait partie de l’ambiance…
Il attaque à l’atout, pour faire tomber le valet. Tant pis, il joue la dame : - Belote !
Il ne serait donc pas maître à coeur. Les deux vieillards cachent mal leur satisfaction.
La question est demeurée en suspens : Compère Armand revient à la charge. Les vieillards sont ravis ; Ils ne pouvaient rêver mieux. Qui parle, aux cartes, ne saurait prétendre à la victoire :
- Alors la châtelaine, c’est qui ? (Pas très futé l’Armand).
- Qui ? La Delermas ? C’est la patronne, pardi ! Dis donc Roland, tu n’aurais pas un peu soif, par hasard ?
Le rusé Roland sourit, de ses ultimes dents pourries. Bien sûr qu’il a soif. Ca fait une heure qu’il manipule son verre. Les valets, ça le connaît. Il sait son code secret sur le bout des doigts.
Le patron, Charles Rossignol, reprend. Les diversions, aux cartes, ça le connaît également.
- C’est qu’elle en possède des castelets, que dis-je des castelets, des castelous et même des castellas(ses). Mais moi, qui la connais sous ses plates coutures (Sourire en coin vers Roland), jamais je les ai vus. Comme on dit, ces châteaux-là, on ne les trouve qu’en Espagne. Vers Pampelune.
Ou du côté de Cuges les olivettes, à St Jean de Cucules…
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Roland a joué son as à l’atout. L’Armand s’est défaussé d’un huit. Parrain abat son sept. Il sait que Roland détient le vingt. La partie est plutôt bien engagée…
- Voyez-vous, ajoute Rossignol en baissant le ton, la châtelaine me fait porter les cornes, avec la curetaille, les douze apôtres, les archanges et tout le saint frusquin… Plusieurs fois l’an, sa seigneurie s’offre un pèlerinage à Ste Antoine de Padoue, à St François d’Assise ou à St Jacques de je sais quoi. Sans doute afin que les bienheureux lui restituent ses « soi-disant » châteaux…
Et d’arborer une mine déconfite et grave. Roland comprend tout de go. Il abat une dame. C’est celle de trèfle. Le femnassier ne doit pas en avoir. Son collègue joue un neuf. Rossignol son valet et l’autre est obligé de couper avec son roi à l’atout. Ne lui en reste que deux.
Ces étrangers ne savent pas jouer. On ne va pas bien loin avec un tel jeu. Surtout sans les as, pour soutenir. On prend pour une tierce belotée, un carré de têtes, une quinte majeure…
Qui ne sait pas tricher, mieux vaut pour lui ne point jouer aux cartes…
L’allusion à l’Espagne n’est pas tombée dans l’oreille d’un sourd mais d’un petit muet déterminé. Car l’enfant avait suivi comme leurs ombres les trois ouvriers espagnols, Sarragosse, Conesa et Ortunio, « los desdichados », lesquels effectuaient de menus travaux de terrassement : on ne pouvait compter sur le patron, pensez. Il n’avait pas le moindre « biais », ne fût ce que pour changer un plomb dans son écrin de porcelaine. Aussi l’enfant caressait-il l’espoir, désespérant à la longue, que les ouvriers acceptent de détailler ces contrées merveilleuses où la châtelaine possédait des castelets, des castelous et même des castelas…
Or ces hôtes-là (ôte toi de là, petit !), il l’avait constaté le matin même, paraissaient du genre taciturne. D’un côté c’était bien… Les gens qui parlent trop, si on ne les connaît pas, mieux vaut s’en défier. Ce sont souvent de fieffés menteurs. Ils seraient bien capables d’ourdir de tristes machinations aux dépens d’un prince. Tandis qu’avec ces ouvriers, aucun danger, ils étaient si discrets.
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Tout comme l’enfant. Les héros de ses rêves, dissimulés sous quelque armure incrustée d’or, ils ne parlaient guère même en bonne compagnie. Pas de châteaux de ce côté ci de l’Espagne.
On a toujours raison de se méfier.
Qui n’a jamais été contraint de se taire un jour, jamais il ne pourra comprendre.
- Tu sembles un as de pique a maï, insiste à dessein le patron qui se tapote la tête. L’aiguille de la pendule se déplace d’un cran. Ca résonne dans la grand-salle.
Roland approuve avec trop de complaisance. Il doit y avoir anguille sous roche.
Il déclare, en regardant l’enfant : A l’As de pique, qui s’y frotte s’y pique.
Le flémard ne sait plus trop quoi jouer. Il croit que son comparse lui a fait un appel à carreau. Il joue alors son roi, Roland son huit. L’Armand est bien forcé de laisser filer, d’un air furieux, son unique dix. Il balance la tête de droite et de gauche comme un qui ne comprend pas, désapprouve et critique. Et Charles d’abattre triomphalement son as.
Déconfit, notre femnassier croit opportun de reprendre Charlie sur l’article de la langue, comme s’il y connaissait quelque chose : Et d’abord on ne dit pas « au » coiffeur.
- Me fas cagar… Je dis au coiffeur parce que, chez le coiffeur, ça me convient guère. D’abord ce n’est guère chez lui que l’on va… Je ne m’invite pas « chez » Gastounet… Je vais dans sa boutique… Tu me suis, l’infirme ? (L’autre branle du chef) Ensuite, quand Gastounet a fait inscrire le mot coiffeur sur sa bâche, dans son esprit c’était un salon de coiffure, sauf qu’ici au Piochet ça aurait fait prétentieux… Tu me suis toujours (Oui oui répond le roi de la flemme, perturbé dans ses calculs). Or, comme je disais au bon vieux maître, Monsieur Cadenas, c’est vrai qu’on la bouclait avec lui, et qui est bien plus instruit que nous-autres peuchère, on dit jamais chez le salon, n’est-ce pas ? - En attendant je joue pique…
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Du pique, il n’a plus que ça. Notre flémard est obligé de couper avec son quatorze et Roland surenchérit avec son vingt de valet. Oh, la belle levée ! Le quatrième se défausse, cela n’a plus d’importance, désormais. Les deux blancs-becs sont bel et bien foutus. Même un enfant a compris, qui a suivi le manège.
- Heu, bredouille, le vaincu en chef déconcerté.
- Il faut donc dire « au salon…
- Oui, Oui, probablement, répond une voix désemparé. Son comparse, regarde le sol, dégoûté.
- Et comme coiffeur, c’est en fait salon, pour Gastounet on doit dire au coiffeur. D’ailleurs, on ne va pas chez lui.
- Mais où ça ? On sent de l’impatience et même de l’agacement…
- Mais chez lui, enfin, dans sa maison, houlà un séjour chez Monsieur Cadenas ne t’aurait pas fait de mal à toi… Il habite au-dessus, avec sa dragonne de rombière, jubile le patron qui fait un signe de connivence à Roland (la partie est gagnée !). Va lui demander si tu ne veux pas me croire. D’ailleurs on ne dit pas « chez le cafetier » mais « au café ». Il ne manquerait plus que ça qu’on vienne m’importuner chez moi. En attendant je rejoue du pique et tu coupes à coeur…
La Flemme s’exécute, avec son as, rescapé du naufrage. Il n’a plus d’atout. Il ne sait plus où il en est. Il est tombé non seulement sur un as mais sur un os.
- On n’a qu’à dire, au salon de chez Gastounet, ose le collègue, railleur… Quitte à triturer un tantinet la syntaxe…
Le rire énorme l’empêche de continuer : - Eh, Madame la comtesse, viens voir un peu ici. On t’a trouvé une nouvelle sainte. Comment tu l’appelles, déjà ? La Sainte Axe ? Il nous faudra l’adresse du pèlerinage. Ca nous fera une semaine tranquille…
Mais l’enfant, qui s’occuperait de l’enfant ? Un enfant sans marraine, est-ce encore un enfant ? Un enfant a besoin de sa marraine. Elle a promis le passage secret vers le château…
Qui s’en va un jour, on ne sait jamais s’il reviendra, et souvent il n’en revient pas.
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Cette marraine, elle l’appelait souvent Nénou.
Filleul d’une châtelaine sans fief, Nénou à la houppe considère son image à hauteur de regard. Des glaces, immenses, bordées de dorures alambiquées en forme de pampre, il s’en trouve partout : Au-dessus des banquettes, derrière le comptoir et même sur la porte des cabinets. Les joueurs les touchent presque de leur nuque et on les voit de dos. On voit aussi leur jeu en reculant un peu.
En tournant la tête, l’enfant a reconnu son visage. L’espace, autour de lui semble contenir le monde. Oui, c’est bien lui, cette petite forme chétive et malingre, aussi pâle que la farine avec laquelle la patronne pétrit ses oreillettes, avec ses cheveux blonds en brosse largement rasés au-dessus de l’oreille, cette pointe obstinément raide au milieu du front et son air moins triste qu’indifférent. Inquiétant, à force d’indifférence. Et puis ses grands yeux verts, égarés. Cette mine sans expression que c’en est une pitié, pensez !
C’est qu’on venait de fêter ses sept ans, à la victimette des journaux, peuchère ! Il relevait d’une longue maladie. Maladie, oui, quelle autre terme utiliser pour qualifier ses « absences » ? Certaines escapades, sous le revers des yeux, vous savez sous le front, entre les fines oreilles, elles sont si fines qu’on en mangerait – disent les imbéciles et inconscients. Dire ça à un enfant, à cet enfant précisément… Ca relève de l’inconscience coupable…
Ca s’agitait beaucoup là-dedans. Oh, il n’était pas très épais, le petit convalescent. On lui eût attribué, à vue de nez cinq ou six ans à peine alors qu’il en avait sept. Pas plus haut qu’un tuteur de vigne. Il était maigrichon, comme un « chòt », cet oiseau nocturne qu’on imite en soufflant entre les deux pouces. C’est simple, il ne mangeait presque rien en arrivant. Il restait là, impassible, depuis des semaines, accroupi dans les recoins de la cuisine, un peu comme au jeu des quatre coins. Il ne discourait qu’avec lui-même, au milieu d’autres voix que nul autre n’aurait su identifier.
Du côté des yeux qui regardent, il demeurait circonspect. Les discussions ne mènent à rien, allez, qui ne présagent rien de bon.
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Mais enfin, bon, parrain joue aux cartes. Un enfant sage doit toujours suivre son parrain.
- Et n’oublie pas le dix de der, Roland, ni leur belote-rebelote qui nous revient de droit.
Ils comptent les points, c’est pour la forme, le plaisir d’humilier les deux ballots, de remuer le couteau dans la plaie.
L’enfant, il était arrivé avant les premières vendanges, celles du raisin de table le plus tendre. Il ne faisait pas trop la différence entre les infirmiers et sa famille d’accueil alors. On s’occupait de lui, il laissait faire. Les grandes personnes lui devaient bien ça, non ? A qui d’autre aurait-on pu le confier. L’air de la campagne, de cette campagne-là, était censé lui profiter. Ce parrain, la vieille reine qui l’accompagnait, étaient venus au Centre. Il les avait observés avec un intérêt qu’on ne lui soupçonnait plus et le couple avait même cru le voir sourire. Il les connaissait sans doute, mais d’où ? De sa vie d’avant sûrement.
Pour la reine Delermas, il s’agissait d’un signe de la Providence, assurément ! Avant l’enfant, elle ne préparait jamais de dessert, pensez.
Le couple connaissait le docteur qu’ils avaient vu grandir. Ils l’avaient vu réussir, triompher, partir. Bref, ils s’étaient mis d’accord pour une fois. Le praticien s’était laissé convaincre. Il avait livré son diagnostic, avait écrit en haut-lieu, à ses autorités de tutelle. Il avait ses accointances au cabinet du sous secrétaire d’état, il connaissait le député. On lui avait laissé carte blanche. Il suivrait l’enfant jusqu’à ce que sa situation administrative soit régularisée. Ca pouvait prendre du temps. Les effets du traumatisme auraient des chances de s’atténuer.
Il suffirait d’un rien, d’un peu d’affection, d’un climat de confiance et il s’ouvrirait peut-être les chemins de la guérison. D’ailleurs, les derniers examens avaient été des plus encourageants. Il n’était plus utile d’abuser des calmants.
Il entamait sa convalescence.
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La châtelaine en avait bien conscience. Elle y songeait en pelant ses patates.
Certes, on s’en occupait bien au Centre. Il avait fait certains progrès, assurément. Les infirmières s’étaient montrées d’un dévouement des plus louables. Mais enfin ce n’était pas la place d’un enfant. Il était terrorisé. Si vous aviez vu comme il était prostré quand on l’a visité la première fois ! Remarquez, les autres, ce n’était guère mieux. Certains se balançaient sans cesse vers l’avant que c’en était une pitié. Un grand poussait de temps à autre un cri strident auquel personne ne prêtait plus attention. Un sauvage cassait tout ce qu’on lui présentait comme jouet, le jetait à terre, trépignait dessus… Un troisième ressemblait à son futur squelette. Et puis les femmes de service, les assistantes sociales, les stagiaires ne pouvaient s’occuper de lui à tout bout de champ. Elles avaient leur vie privée, pensez ! Non, une telle décision, une sagesse supérieure l’avait inspirée. Quelqu’un là haut s’en était mêlé. Au demeurant, cela occupait le patron. Il mettait un peu d’eau dans le jus de la treille – pas dans la Suze-Picon, ah ça non jamais, à ça mais… Il faisait des efforts tout de même. Il s’amendait… Il était temps… Était-il encore temps ? Quand on est païen, c’est pour la vie, et même au-delà.
- Il est bien sage, ce petit. C’est l’Armand de Paulhan qui parle, peu au fait des nouvelles, et définitivement désintéressé par la partie.
Ce flémard de femnassier a recompté les points. Certains aiment se faire du mal. La confiance règne. Il a encore perdu. Sans le valet et ses vingt points, c’était couru…
- C’est moi qui l’ai fait venir. Comme ça je n’ai pas la châtelaine sur le dos. Je vais vous en faire un homme, moi, allez. Il faudra bien qu’il apprenne l’existence. Sinon, il restera un innocent toute sa vie… Ce qui lui est arrivé, c’est atroce mais il n’a pas connu la guerre. La grande je veux dire. La seule chose qui me chagrine, c’est qu’il parle si peu. Et encore, il a fait de sacrés progrès depuis le loto du jour de l’an, macaniche !
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Toujours est-il que petit prince-martyr s’était retrouvé au Piochet, cela faisait presque huit mois à présent, petit village du midi perché sur les collines qui surplombent la vallée du fleuve Erau. Le docteur l’avait conduit dans sa belle auto, longue et confortable, de celles que les médecins affectionnent, on dit même qu’elle portait un nom de château. La nature sentait l’infusion refroidie. C’ était l’aube et l’enfant, gavé de poudingues, dormait.
Il en avait fallu de la patience pour le réveiller.
Au début, l’enfant n’eût guère su se représenter la place de ces deux êtres, le patron et la châtelaine, dans sa constellation intérieure, tapissée de scintillements de hauberts et de heaumes. Un roi vieillard, très hospitalier sans doute. Et une reine dédaignant les honneurs pour s’atteler à des tâches moins nobles. Ce n’était que temporaire, pour sûr. Leur présence quotidienne avait fait le reste. Parrain Charlie, Marraine Sophie, ça sonnait comme des mots familiers, ceux que jamais l’enfant n’oserait plus articuler. Ca aussi, c’était du passé.
« Marraine va te raconter une histoire », disait l’une. Ou « Marraine va fouiller dans les placards du château ». Ou « Elle est gentille cette marraine, hein petit ? ».
Son cher et tendre y mettait moins de gants : Pitchoun, quitte un peu la comtesse de mes fesses et viens devant la porte prendre le bon air avec parrain. On verra les chevaux, les charrettes et même les comportes ». Certes, il aurait eu des questions à poser, le pitchoun en question, à mesure que revenait la confiance. Elles demeuraient coincées au fond de la glotte et sombraient en quelque gouffre du dedans. Ca refusait de sortir. On en dit toujours trop. On voit où ça conduit…
Ca refusait d’entrer aussi mais il s’agissait alors de nourriture… Car il ingérait le moins possible. Après ce qu’il avait subi, pensez…
Il adorait le cacao en poudre, le poulain qui courait sur une boîte orange. Un jour le petit cheval deviendrait grand, sortirait de sa
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prison de carton et deviendrait le compagnon du prince. Il ne se voyait pas grandir, de son côté.
- Parrain met de l’eau dans son vin et Nénou du poulain dans son lait…
Depuis, l’enfant vit au village. En ce soir de printemps, il s’efforce de s’initier aux arcanes du jeu de cartes. Le troisième quart ne tardera plus.
Des clients, il n’en viendra plus beaucoup pourtant. A part deux, trois fidèles, de manière irrégulière. Ils préfèrent le nouveau café sur la route toute neuve, dont le propriétaire, un pied noir, offre des olives farcies et des anchois aux clients. Il a mis les jeunes dans sa poche, grâce à de la musique de sauvage, ses machines à jouer, ses billards électriques. On ne peut même plus discuter ni se concentrer au rami, à la manille coinchée, au piquet. Et il a débauché, la Françoise, la pépée du Piochet… Il a bien de la chance, allez… Ca n’a pas duré. Elle avait d’autres projets…
- Tu ne fais rien contre la concurrence, Charlie, interroge le flémard ?
- Eh que veux tu que je fasse ? La danse du ventre des sardines grillées ? Non ! C’est tout nouveau tout beau sauf que sa femme fait payer le double. Ils reviendront vite, allez ! Ils reviendront vite a maï… Dans la langue de Charlie, on aime à se répéter en signe d’insistance. Pour sûr. Tout en parlant, il a distribué les cartes. C’est un tel honneur de jouer avec des convives de choix.
- En attendant, je prends…
Seuls les papés de la placette viendraient souhaiter le bonsoir. Trinquer avec l’impayable Charlie que certains nomment Croupet, l’avenir nous dira pourquoi. Le balancier poursuit son rythme imperturbable. Il sa sonner sept heures, il est sept heures exactes, sept heures viennent de sonner au carillon de l’église. Ca fait comme un écho aux deux pendules. Les balanciers se moquent bien de l’heure qu’il est. Ils comptent les secondes, ce n’est pas si mal et c’est bien tout. Les papés ne devraient plus tarder.
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Et l’étudiant à la veste verte, qui lui ne boit jamais… Sauf en cas de tournée généreuse, ou d’invitation de la comtesse.
Ou s’il boit, ce sont les paroles des autres.
L’enfant, d’instinct, est attiré par ce jeune homme un peu à part. Ca tient même du miracle.
Encore un, décidément !
Le dénommé Charlie, victorieux encore une fois – le quart vient enfin de sonner – n’est point censé payer les boissons ! Sa réputation le précède. Quand ses adversaires auront acquitté leur mise, il offrira, avec quelle prodigalité chacun le sait, la tournée généreuse du patron, en seigneur incontesté du lieu. Au grand dam de la comtesse Delermas, prénommée Sophie, rebaptisée Delarmette, la Reine-vierge, l’intéressée, la châtelaine, la chouette, la varice… la liste reste ouverte…
Et un pernod pour le femnassier des quartiers mal famés, du beau du bon Dubonnet pour son vaurien de collègue de Paulhan, une clairette pour ce grigou de Roland, le vieux garçon du Bourget, le hameau près du Piochet et qui vient « en vélo », qu’il pleuve, qu’il vente ou qu’il neige… Enfin, une suze-picon pour le patron, Pourquoi Picon parce que c’est toujours bon et que c’est bon pour le patron… !
L’homme à femmes se venge à sa manière. Il traite les petites cartes de putasses à chaque fois qu’il s’est estimé lésé par le coquin de sort.
De plus, il improvise avec les lèvres des loufes inodores, pour s’attirer les faveurs de l’enfant qui est si joli le pauvre, malgré sa pâleur inquiétante, le jeune prince adoptif, le petit as des lieux.
Charles, en patron avisé, laisse faire. S’il se met à chasser le peu de clients qui viennent taper le carton… Le flémassier, peu modeste, exhibe d’un portefeuille en cuir verdâtre, plein aux as justement, un billet brun avec un vieillard moustachu aux cheveux longs, dont le nom fait penser au jeu.
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- Et où veux-tu que je trouve la monnaie ?, roumègue le patron. C’est là son moindre défaut, de rouspéter à longueur de journée.
En cas d’urgence, la comtesse laisse toujours traîner une oreille ; la caisse c’est son affaire, son domaine à elle même.
- Ne t’inquiète pas de la monnaie. Je vais t’en fournir, moi.
Pas folle, l’intéressée. Elle entend souvent de la cuisine : Tu paieras demain, ou la fois prochaine, ou un de ces jours, allez !
Le séducteur de ses dames a sorti ses liasses à dessein. Des pièces, il en a plein les poches. Mais on lui a parlé du pêché mignon de la patronne - qui ne le connaît, dans le Piochet ! Il se tape les cuisses et s’esclaffe en postillonnant : Ah, y’a quicon chez la tata… Y avait quelqu’un à qui redire, en effet.
C’est que l’argent n’a jamais d’odeur, pour la châtelaine. Elle n’a pas ouvert sa taverne dans le but d’abreuver les resquilleurs du canton, pensez ! Un écriteau juste au-dessus des rangées de sirops et spiritueux met les choses au point : Un client m’a dit et il avait raison, si tu fais crédit tu perdras ta maison. Cette maison dont le prince sent bien, quant à lui, qu’elle abrite un château.
Il ne saurait en être autrement. Dans sa vie antérieure, ailleurs, se dressait quelque part un château. Où est-il donc ? Derrière la maison, et quand le reverra-t-on ?
C’était avant le désastre, l’horrible catastrophe.
Il est sept heures vingt. On frappe avec force à la porte vitrée. L’enfant a sursauté. Une bande de garnements s’est enfuie en hurlant, de leur collective voix flûtée : Charlot, hé Charlot, Toca me lo cuol ! Quelle drôle d’idée ! Lui toucher le…
Un ange est passé. Les joueurs vident leur verre ou regardent les ombres de lampes au plafond. Roland lorgne vers le petit. Ca devrait barder…
Pourtant, le digne Charles, car c’est lui l’interpellé, ne daigne lever les yeux du tapis lie de vin. Une promesse c’est une promesse.
Toca me lo cuol.
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Ces mots-là, l’enfant les a déjà entendus. Ils ont voulu glisser le long des oreilles mais sont restés sur le seuil. C’est qu’ils ne sont pas comme les autres, énoncés pour tuer le temps. Ils sont porteurs d’un secret, d’une histoire, d’une origine. Ils n’ont point poussé comme les champignons dans le courant de la nuit, ne sont pas nés de la dernière giboulée. Ils ont leur raison d’être. Sinon pourquoi ce silence, soudain ? Ces airs faussement détachés ? Les mystères, pour les pénétrer, on doit revenir aux sources…
Charlie s’est tout de même levé mais sans geste brusque. Chacun retient son souffle. Il marche légèrement de guingois, étire ses jambes amaigris d’ivrogne, les secoue à cause des fourmis. Il se dirige vers la cuisine, y jette un oeil et revient.
- Bon eh bien si ça ne vous dérange pas, les jeunes, je vais aux commissions… Roland, je te confie le gamin. J’en ai pour une minute. La Delermas doit être à ses patenôtres. Faites pas les pitres avec le gosse, hein ?
- Ne te fais pas de mouron, Charlie, on te le garde… Et ne tombe pas dans le trou comme l’autre fois…
- Tu peux compter sur nous patron… Dis donc collègue, à quelle heure il est, ton rancard ?
Mais à peine le patron disparu :
- C’est quoi cette histoire de Toca me… ?
Le Paulhanais est un curieux. C’est là son moindre défaut. On le serait à moins. Qui ne partage ce vilain défaut. L’enfant a dressé l’oreille. Il sait qu’il est des mots interdits par la marraine. Les mots, s’ils restent figés à l’orée des oreilles, c’est qu’ils espèrent entrer.
On ne peut pas les laisser en plan sur le pas de leur porte.
Depuis quelques temps, l’étudiant à la veste kaki est entré en catimini. Il observe la scène. Son carnet pointe de la pochette. Il est venu saluer la compagnie. Il est bien poli, bien discret. Sa voix est si suave, on dirait du miel. Il porte les cheveux longs, blonds lui aussi, et les coiffe souvent, au peigne de la main. La comtesse l’aime
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beaucoup. Il recense les mots de l’autre langue. Il va jouer un rôle essentiel dans cette histoire.
- Justement, répond le vieux Roland, en voilà un qui pourra te répondre. Dis-nous un peu, jeune Hector, montre-nous comment tu es instruit. Ces messieurs s’interrogent sur l’origine du surnom à Charlie.
L’étudiant rougit beaucoup. Il cherche quelqu’un du regard. Où sont la patronne et le patron ?
- Je ne sais si, devant le petit…
- Ne t’inquiète pas du petit. Il en a entendu d’autres et il en entendra d’autres surtout, tu penses avec Charlie… D’ailleurs, il me l’a confié. Bon, tu fais ses études, paraît-il ? On dit que tu es incollable sur les traditions du Piochet…
- Oh vous savez, moi…
- Allons, allons, ne fais pas ton modeste, ou on questionnera les anciens. Ils en auraient à t’en apprendre, pour sûr qu’ils t’en apprendraient a maï, …
- J’ai mon avis là-dessus mais il vaut ce qu’il vaut, répondit l’étudiant en rougissant de plus belle, et de sa voix étonnamment douce. Comment vous dire… (Coup d’oeil vers l’enfant, lequel ne bouge pas). Je me demande si cette injonction inconvenante ne serait pas en rapport avec les privautés dont se sustentent les garçonnets, tant qu’ils n’ont pas encore fait l’expérience du beau sexe…
- Qu’est-ce qu’il baragouine, s’écrie l’ancien cancre, hilare, redis-nous ça un peu ?
- Si j’ai bien compris, il prétend que le petit Charlie aimait bien se faire toucher, se tripoter quoi…
- Mais on dit qu’il adore, comment tu dis déjà, le beau sexe…
- Ben c’est justement là où le bât blesse. Moi je vous dis ce que j’en suppose…
- Tout ça, c’est des sottises, intervient le Roland. Et d’abord comment on le saurait ? Charlot n’est point natif du village, et personne n’est au courant de ses antécédents. A part Gastounet, peut-être… Ils sont amis d’enfance.
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- Tous les gosses se touchent, enfin, décrète le collègue de Paulhan. On touche qui on peut quand l’envie de toucher vous travaille. Mettez des filles ou n’importe quoi, tiens, un mannequin de cire, à la portée des mains des gamins, ils cesseront de se toucher, pas vrai petit ?
Rire général, plutôt gras, à l’exception de l’étudiant. Il regarde furtivement l’enfant, immobile, fixant les cartes, comme attendant la reprise du jeu. Roland esquisse un geste d’apaisement. Si l’enfant avait sa crise, il en serait tenu pour responsable.
Le collègue reprend :
- Et toi, l’étudiant, tu t’es jamais touché ?
C’en est trop pour l’étudiant, qui se dirige vers la porte.
- Allons, allons, on blague. Mais renseigne-toi surtout. Que veux-tu on est anchro… Comment tu dis déjà ?
- Anthropologue…Ma spécialité, c’est l’anthropologie.
- C’est ça, on est anchropologue, ou on l’est pas…
L’étudiant a encore rougi. Il doit être très sensible. Comme il va sortir, il croise l’impayable Laussel, la commère du village. C’est un « demi-vieux » car ses rares cheveux sont encore noirs. Il fait un peu peur à l’enfant en raison de ses verrues et de ses petits yeux fouineurs. Il passe pour instruit, et même pour pédant. L’étudiant hésite, la main sur la poignée… Il est partagé entre l’envie de partir et le désir d’apprendre.
- Salut la compagnie. Teh, le pitchounet. Boudiou, les patrons t’ont laissé en compagnie du diable ? Heureusement que le docteur n’est point dans les parages. Au fait, où est-il le rossignol de nos amours ?
- Il se soulage, glousse La flemmardise. Et ça a l’air d’être dur, très dur même…
L’enfant n’aime pas d’instinct cet être gris de silhouette, d’accoutrement et de coeur. Il connaît le docteur. Pour sûr, qu’il rapportera tout… C’est une pie bavarde, cet homme.
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- Justement, renchérit le vieux Roland… Ces messieurs voudraient en savoir plus sur l’origine de Toca me lo cuol. Toi qui sais tout sur tout…
- Hou la la, c’est que ça remonte à loin cette histoire. J’étais jeunot à l’époque et puis d’abord en quoi ça peut vous intéresser, hein ? Je ne sais pas si devant le petit…
- Raï aquo, le petit. Heu ! J’oubliais. Ce n’est rien. Il ne dira rien. Je m’en charge. Allez, t’en meurs d’envie…
- Ben, (baissant la voix) si je me souviens bien, un peu après son arrivée au village, ça devait être pendant le front populaire, on l’a enrôlé, durant le Carnaval, dans le fameux branle du buffet, vous savez ces sortes de soufflets dont se servent les hommes, travestis en femmes, durant tout le corso.
- Oui, oui, mais ne digresse pas sinon Charlie va rappliquer et on connaîtra jamais la fin…
- Il faut bien que je vous fournisse certains détails. Le branle c’est une sorte de danse chantée, en file indienne et un soufflet à la main. Elle se ponctue de (chanté) « Et bufa-zi al trau », allusion à quelque trou à raccommoder sur un caleçon long, où la femme devait placer un pétas de cuir ou de toile. Rossignol, en « buffant » le cul de l’acolyte qui le précédait, je me demande si ce n’était pas Gastounet, le coiffeur un peu maniéré du village, (l’étudiant rougit de plus belle), ils se connaissaient de leur enfance, - n’avait pas manqué d’y ajouter un vers quelque peu incongru de son invention, comme en écho au vrai refrain : Toca me lo cuol. Et il refaisait, devant un public hilare, l’irrésistible Charlot du cinéma, alors au faîte de sa notoriété. D’où ce sobriquet qui lui est longtemps resté de Croupet, celui qui cambre la croupe. Mais aussi celui qui flatte la croupe du, comment dirais-je, du… ne le répétez pas à la patronne, du « branleur » de devant. Et il refaisait ça pour chaque carnaval, du moins jusqu’au début de la guerre.
Les années ont passé. Le vers, illustre, est demeuré.
L’étudiant n’est pas sorti. Il avait l’air intéressé. Il n’a cessé cependant de surveiller l’enfant. Celui-ci a les yeux dans le vague. S’agit-il d’une absence ? Ou connaîtrait-il d’ores et déjà l’art de
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simuler, afin d’en savoir davantage. Charlot, il connaît. Parrain s’adonne à des représentations privées, de temps en temps, pour le distraire, le sortir de sa torpeur, de sa tristesse.
Seul son parrain sait le distraire. Il en tant besoin.
Ceci dit, que de Charlie différents, dès lors que l’on creuse un peu, quelle richesse que la vie des gens parfois…
Et ce que l’on paraît à l’âge d’un parrain cache en fait bien des mystères sur bien des états différents du même parrain, quand parrain il n’était pas.…
La porte s’est encore ouverte.
Cette fouine de Laussel en aurait bien dit davantage. On l’a vu sourire de manière narquoise en évoquant Gastounet. Sauf qu’on entend la chasse d’eau dans les cabinets à la turque. Charlie doit se brailler. Toute une affaire. Et la patronne qui peut redescendre de son prie-Dieu à tout instant.
Les deux pépés attendus, pour terminer la soirée, viennent d’entrer. L’un se nomme Parra mais ce n’est pas un parrain. Sa voix nasille un peu. Laussel les met rapidement au courant.
- Tu confonds deux dates, l’expert (Laussel fut expert-comptable avant de se mêler de ce qui ne le regardait pas et de vivre de ses rentes). Et il est où, Croupet ?
- Au cagado…
Il considère le petit d’un air étonné, puis l’étudiant, il hausse les épaules et reprend.
- Il a bien participé, comme tu l’as dit, à la danse du buffet. Je le sais, j’en faisais partie. Mais c’est surtout à cause du 14 juillet de l’après-guerre, il avait déjà le café et s’était marié à la patronne. Il devait être bien empégué, plus que de coutume je veux dire, car il avait invité tous les conscrits du conseil de révision, ceux qui piquaient les géraniums des balcons sur la place, et donc ceux de la patronne, à une de ses fameuses tournées généreuses. A la fin, il s’était mis à imiter le petit homme à la canne et au chapeau tout en interprétant (chanté) : Je cherche après Titine Titine oh Titine, je cherche après Titine tilatatilaouah ! Mais celle qu’il poursuivait, et
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que ça ne faisait manifestement pas rire, c’était sa moitié. Il courait derrière elle en imitant la démarche et les gestes du fameux vagabond, cambrait le postérieur vers l’arrière et ponctuant ses couplets du fameux Toca me lo cuol.
- C’était donc ça, dit Laussel. Tu répèteras rien, hein petit ! Sans quoi parrain ne serait pas content.
- Et marraine a maï, surenchérit l’autre papé, un gros rougeaud avec le crâne rasé.
- Pour ça, on n’a pas à s’en faire, il ne dit pas dix mots de la journée, et puis, s’il nous trahit je lui coupe la langue et lui mange l’oreille. Je rigole petit je rigole. Bon qu’est-ce qu’il fiche, le Charlie ?
L’enfant le savait bien qu’on ne pouvait se fier aux grandes personnes. Mais où sont passés marraine et parrain ? Qu’ils viennent vite ! Au secours ! On menace de manger le prince tout cru ! On va encore lui faire du mal
Cet enfant ne sait plus crier…
Qui a crié une fois pour toutes dans sa vie, est seul à même de le comprendre. Une fois de trop.
D’autant que l’enfant a fini par croiser le regard de l’étudiant qui lui sourit. Il lui tend la main.
Et Charlie de revenir, soulagé semble-t-il. La tournée généreuse se prépare. La patronne aussi est revenue.
L’amateur de belles femmes lui a payé ses dettes comptant au comptoir. Il a fini par sortir ses pièces. Charlie a l’air plutôt content. La patronne l’enguirlandera moins.
- Tout le monde est heureux, décrète-t-il. A part la comtesse de mes fesses. Elle n’a jamais eu la bosse du commerce. Et comme ce ne sont pas ses formes potelées qui incitent les clients à venir se distraire chez nous…
- Que ventas !, reprend le plus gros des deux papés.
- Tan vau aquel temp que la plogia, répond l’autre.
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Ah, ils en avaient de sujets de conversation les gens de ce temps-là… le vent, la pluie… Comparer les deux… C’est sûr… on prenait le temps de vivre et de réfléchir…
L’étudiant a griffonné quelques notes sur son calepin. Il a fait deux colonnes dont une réservée à la traduction. Il commence à bien connaître le patois, à force de l’entendre : vaut mieux ce temps que la pluie. Il a des idées modernes. Il s’intéresse aux rites du terroir, au loup de Loupian, à la chèvre de Montagnac, à l’âne de Gignac, au boeuf de Mèze, au poulain de Pézénas, aux paillasses de Cournonterral - et au buffet du Piochet. Pourquoi serait-il allé chercher midi à quatorze heures et des cultures ancestrales chez les maoris, les dogons ou les zoulous ?
Les grandes personnes, souvent, elles vont au bout du monde.
Quand elles ont tout à portée de mains…
Elles vont y visiter des châteaux. Elles y assistent à des tournois, devant des reines de beauté, où les champions disposent de maréchaux de camps et, quand ils se lancent sur leur beau cheval blanc, les hérauts soufflent dans leurs trompettes. C’est un monde fait pour les enfants.
Si le prince ne trouve pas le château caché dans le café, un jour, il ira tout au bout de ce monde, si parrain veut bien l’y amener, et qui sait s’il n’y retrouvera pas les êtres qu’il a tant aimés, comment se nommaient-ils déjà ?
Il récoltera des couronnes de fleurs sur son noble front. Il chassera les sénéchaux félons vers des pays d’où l’on ne revient jamais.
Les chenapans sont revenus frapper. Ils ont scandé Toca me lo cuol. Bruit d’escapade désordonnée dans un chahut décroissant de rires de jeunes adolescents.
Silence embarrassé de la compagnie. Les deux joueurs se retiennent de glousser.
Charlie, impérial proclame avec un calme inhabituel :
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- Laissez-les s’amuser. J’en ai vu d’autres allez. Si ça peut leur fournir un brin d’audace…
- Moi, ça m’aurait pas plu, tu veux que je m’en occupe ? demande l’enjôleur bretteur.
- Mais non, mais non, laisse les s’amuser, je te dis.
- Comme on change, interrompt l’oiseau de sel la nuit. Avant, tu les aurais tabassés en moins de deux.
- Je sais, je sais. J’ai mis de l’eau dans mon vin, pas vrai, petit ? On me le répète assez. Ca leur passera avec le reste, allez. Y’a si peu de distractions dans ce village. Eh puis, si ça peut les aider à devenir des hommes… Je les ai écoutés une fois, tu sais. Pour eux, c’est une sorte de gage, une épreuve, comment que tu dis, l’étudiant, déjà…
- Initiatique…
- Voilà. Et j’ai un rôle, à jouer, comment dire…
- Fédérateur.
- C’est ça oui… Merci jeune Hector…
Ils ont déjà dû en parler, ma parole… Répondre ainsi du tac au tac.
- Holà, ça devient trop compliqué pour moi, conclut le flémard de la classe. Il est temps de partir. A quelle heure ton rancard, collègue ?
La patronne veille au grain. Huit heures approchent, c’est l’heure de la soupe et puis au lit ! Laussel ne peut s’empêcher de lui faire une remarque sur son absence, en l’absence de son mari, le vicieux bavard. Elle lève les yeux au ciel. Sainte vierge ! Comment son mécréant de mauvais mari a-t-il pu laisser l’enfant au sein d’une compagnie d’ivrognes, de malpolis et de pipelettes ? Lui qui craint les inconnus. Si le docteur les voyait…
Or l’enfant est redevenu paisible. Parrain se trouve avec lui, il ne risque plus rien. Et puis, il y a l’étudiant, le jeune Hector, c’est en quelque sorte son écuyer.
La souveraine incontestée de la maison Rossignol n’approuve guère, assurément. Les exploits du roi de la belote ne
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sauraient servir de spectacle à un enfant, surtout après ce qu’il lui est arrivé, et patin et couffin et ci et mi.
Et l’on s’étonne que ses nuits soient fertiles en cauchemars, même si le ronflement lancinant de Charlie a tout pour rassurer. Car l’enfant souffrait d’un sommeil des plus agités, pensez…
Dans ses rêves, il voyait une jolie reine emprisonnée par un félon. Le prince était séparé d’elle. On le mettait dans un ca d’où il entendait des cris, des éclats de voix. Il devait se boucher les oreilles, très fort. Oh, les cris d’une reine en l’esprit d’un enfant… Il s’éveillait en hurlant à son tour…
Et Charlie était bon pour faire le Charlot…
L’enfant riait, mais riait…
Qui n’a cessé de rire un jour n’est guère à même de comprendre.
Sept heures cinquante-cinq. Les jeux sont faits. Les adversaires défaits. Ils ont payé. Passons aux choses sérieuses : la tournée généreuse. Comment se débarrasser de la Casteljayre, la quoi ? La châtelaine, si vous préférez. - C’est à cause du D de Delermas mais… (A voix basse) la particule en moins, vous me suivez ?
- Pitchoun, ben aqui, que parrain t’a préparé un orgeat, avec une paille… Et ne le bois pas trop vite, comme l’autre fois, que tu vas t’escaner… Mais ça vient de moi ou il commence à faire frisquet. Vous n’avez pas froid, les amis ?
- Si ! Si ! Roland connaît les astuces de son comparse.
- Il faudrait une petite laine au pitchoun, et un bonnet. Ton as de pique va s’enrhumer. Vaï lo quere, pitchon. J’oublie toujours… qu’il ne comprend pas… Va les chercher, petit…
Et l’enfant, candide, de s’exécuter. Marraine seule connaît la bonne armoire. Les petits vieux se frottent les mains ; ils ont bien fait de venir.
Et Charles de remplir les verres, d’anisette bien tassée… L’étudiant a décliné poliment. Il n’a pris que de l’eau.
- Tu seras jamais un homme, raille Charlie…
Le femnassier en chef a résumé le sentiment général : on avait la pépie de la gargante. On avait soif, quoi !
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Car la comtesse est prévoyante, soupçonneuse même. Ce sont là ses moindres défauts. Elle avait prévu la laine et le bonnet. Elle aussi connaît son ivrogne d’époux. Elle a surgi à l’improviste en poussant des Ah ! - de flagrant délit et des oh ! - d’indignation…
- Vous n’avez pas honte, Monsieur Laussel, de vous servir d’un enfant pour assouvir vos turpitudes ? Vraiment, vous me décevez, Monsieur Laussel…
- Mais madame Rossignol, je vous assure que…
- Et quant à toi, espèce de tire-au-flanc, parle-lui correctement ou les oreilles du docteur vont siffler…
(Silence de mort dans la compagnie qui lampe de concert, les yeux dans le vague).
- Ben justement, riposte Charles, si on parle une langue qu’il ne comprend pas. Comment veux tu que ça le choque ?
L’intéressée, prise de court, se raidit sur ses ergots, serre les bras contre les flancs, et s’attelle à quelque tâche inutile au comptoir, encore plus vélocement qu’à son accoutumée. Elle s’efforce de sourire à l’enfant. Elle se contient, assurément.
Charles a tendu les bras au petit prince de céans : Ben aqui pitchoun…
Le petit ne se l’est pas fait dire trois fois. Il sent les lèvres du vieil homme sur son front dégagé, avec cette houppe blonde, qui fait le bonheur de marraine. Ca pique un peu car les poils de la moustache repoussent drus. Son haleine ne fleure pas la menthe fraîche et ses dents sont brunies de réglisse et de zan. Son gros nez truffé de points noirs tire quelque peu sur le vinaigre. Ses joues sont ulcérées de couperose. Quant à ses yeux légendaires, si prisés des jeunes femmes, autrefois, ils ont perdu leur éclat dévastateur. Mais l’enfant passe outre. Il sait que cet être est un homme bon. Une bonne grande personne avec l’enfant. Et puis il a promis de lui faire voir du pays. D’autres villages, des nouveaux paysages, et dans ces paysages, des châteaux.
L’étudiant s’est assis en silence devant son verre d’eau. Il compulse le journal qu’il emportera comme chaque soir.
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- Bon, il est tard. Il faut qu’on parte au travail, hein collègue !, déclare l’homme à femmes, goguenard.
- Tu parles d’un travail…
La comtesse est venue récupérer l’enfant.
Elle le ramène dans ses appartements, devant la bouilloire où sifflote l’eau du café tandis que les carottes et navets finissent de cuire dans le fait-tout avant de subir les affres du moulin à légumes.
Jamais plus elle ne le laisserait avec de tels rustres. Et Rossignol qui ne lui parle pas comme il faut. Elle en est sûre car l’enfant, en toute innocence, le trahit quelquefois : - Parrain, le bordel au milieu du marché, il a foutu…
Et cette histoire de languedocienne dont elle n’a pas saisi encore les tenants et aboutissants. Si c’est pour lui apprendre des sottises qu’on l’a pris avec nous…
Non, non, les cartes c’est fini Dé-fi-ni-ti-ve-ment. Quant aux sorties…
On ne devrait jamais laisser un prince tout seul avec des manants.
La demie est passée depuis un bon moment maintenant.
L’étudiant est parti, suivi des deux papés et de l’expert en commérages.
- Ca m’a intéressé ce que vous avez dit, Monsieur Laussel… J’ignorais certains aspects de la vie de M. Rossignol…
- Sacré personnage, hein, nasille le vieux Parra.
- Ouais, répond le comptable. Il n’empêche. Confier un enfant à un alcoolique n’est sans doute pas une très bonne idée…
- Allons, la fouine, rétorque le gros Molès. T’en as pas marre de critiquer à tout bout de champ. Il est bien, le petit avec lui, et puis il y a la patronne…
- C’est vrai qu’il a fait d’énormes progrès…
- Mais toi-même la fouine, quand tu étais jeune, tu t’es pas privé de te moquer de lui…
- C’est sûr ! On était minots, lui devait en avoir trente et des poussières. On se lançait des défis. Il fallait glisser le maximum de fois « Pas res des néo ? », « macarel» ou l’incontournable « coun »
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dans un laps de temps limité quand on venait au café et qu’on avait affaire à lui. Et que ça soit pertinent. On jouait des bonbons ou des caramels, ce qu’on trouvait à l’époque. Une nuit, on a tapé à sa porte et on a tous crié Toca me lo cuol ! Il l’avait mal pris à l’époque. Il nous a poursuivis. A prodigué quelques coups de pieds au cul que je m’en souviens encore. Il était baraqué, à l’époque, le bougre. Après quand on passait devant chez lui on murmurait Toca me lo cuol, en se retenant de rire.
L’étudiant trouve finalement ce Laussel bien cordial. Ses souvenirs lui ont même fait monter une larme à l’oeil. Une petite larmette bien seulette mais proprette.
On ne connaît jamais tout à fait les gens.
On arrive au bout de la placette. Les papés saluent : Adio !
Laussel prend un air mystérieux et reprend alors…
- Tout à fait entre nous, t’en penses quoi du niston ?
- Vous ne répèterez pas.
- Bien, sûr que non, voyons…
L’étudiant remarque l’air chafouin de la fouine. Il répétera. Et pas seulement au docteur.
- Eh bien, il me semble que Madame Rossignol… en croyant bien faire… aurait trop tendance… à l’étouffer… Il demeure trop souvent cloîtré. Il faudrait lui faire voir les environs, la mer, la montagne, même. De ce point de vue, Charlie, heu Monsieur Rossignol, avec ses excursions quotidiennes, ça pourrait lui faire le plus grand bien…
- C’est peut-être vrai. Je n’avais pas envisagé les choses sous cet angle. Mais dans son car déglingué…
- C’est sûr, on le croit toujours à bout de souffle, mais tant qu’il fonctionne… En tout cas, il verrait du monde…
- Oui les vieilles poules décaties de Charlie… Si c’est comme ça qu’il entend le guérir.
- Oh pour guérir, vous savez, on ne guérit jamais de son enfance…
- C’est beau ce que tu dis là, tu devrais écrire un lire…
- Mais c’est que j’y songe…
- Et tes parents, ça va ?
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- Oui, ils vont bientôt revenir…
- Teh, la boucherie. Ah, ça n’a pas arrangé les affaires du village cette histoire. Au début, il y avait quelques curieux mais des gens désireux de s‘installer, à part les espagnols, vaï lo quere…
- Il faut laisser du temps au temps. Bon, eh bien, bon appétit, Monsieur Laussel…
- Bon appétit, jeune. Viens me voir. J’en aurai des choses à raconter sur le, village. Tiens Gastounet…
- Une autre fois », répond l’étudiant en rougissant.
L’étudiant a descendu la rue principale. Il est passé devant une vitrine vide, d’une blancheur aseptisée. Le volet de droite couine à cause du vent du midi. Un panonceau précise : A vendre.
Mais qui aurait acquis cette boutique avec ce que chacun savait… Personne ? Même pas !
L’étudiant a connu l’ancien propriétaire. Ah, s’il avait pu prévoir. Qu’aurait-il fait au demeurant pour éviter l’inévitable ?
L’enfant, en ce temps-là, cet enfant-là, n’habitait pas le village.
Du côté du café, la Delermasse prépare la scène du soir : c’est fini les tournées généreuses. Rossignol n’a qu’à les recevoir les créanciers, les fournisseurs, les livreurs, le percepteur…
D’autant que ce coquin de femnassier, pour se venger de sa défaite, et aussi pour s’amuser, a mis Charlie très en colère en le traitant de tricheur. Ca a failli très mal tourner. L’enfant a eu très peur. Les bagarres, il en a vu assez lors du dernier Mardi-gras. On l’a retrouvé caché sous la banquette de velours grenat.
Heureusement, grâce au collègue Armand, ça s’est calmé. Ils avaient mieux à faire qu’à se disputer avec des gagne-petit.
Charlot a trouvé l’argument fatal : Vous n’avez qu’à jouer ensemble, comme ça vous serez sûrs de gagner…
Finalement tout le monde a rigolé.
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En rejoignant la voiture au nom de château, qui se fût glissé derrière et eût tendu l’oreille eût pu entendre le natif de Paulhan interroger son comparse :
- Mais enfin c’est quoi tous ces mystères autour du gamin. Il lui est arrivé quoi exactement, à la fin ?
La réponse s’est perdue dans un vacarme motorisé.
Certains ont d’autres souris à fouetter.
Le vieux Roland s’en va toujours le dernier, à huit heures pétantes. Et puis il aime bien revivre la partie, commenter les moments forts, envisager la tactique à venir, les points à améliorer. Que ferait-il chez lui ? Il mange peu le soir à cause de l’ulcère. Et les oreilles de l’enfant seraient bien indigestes…
L’enfant, justement, vient rappeler à l’ordre son parrain. Il est huit heures pile. C’est l’heure du souper.
- A demain Charlie. J’ai dégoté deux pigeons sur le marché de St André et qui ne demandent qu’à être plumés. Bonne nuit à toi petit. Au fait, tu t’appelles comment aujourd’hui ? Nénou ? Nénot ? Mon petit doigt dit que tu t’es trouvé un prénom.
René. Marraine l’appelle René.
Un petit mort, jadis, avait détruit le couple.
L’enfant, à son insu, le rétablissait.
Et quel enfant, pécaïre…
D’aucuns diraient qu’il est beau comme personne…
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(Au fil des semaines, au fil des mois)
LES REINES DE TREFLE
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J’avais acquis un petit nom. Je pouvais en conséquence sorte m’exprimer en son nom, autant dire à la première personne. Un jour j’aurais à voler de mes propres ailes. J’aurais à visiter des châteaux jusqu’à retrouver celui qui m’aura tant manqué.
Marraine n’était pas seulement la patronne. Elle s’adonnait également à des travaux de couture, un peu par vocation, beaucoup par passion, et au bout du compte par nécessité – il fallait bien boucler les fins de mois.
Elle disparaissait souvent derrière un paravent de grosse toile écrue, son chef d’oeuvre inachevé. Un vrai dédale de fils aux multiples couleurs. Un embrouillamini de formes noires au milieu. Le héros grec, on se demande bien qui le lui avait inspiré, était resté à l’état d’ébauche.
Surgissait de temps en temps quelques modèles, une voisine, la petite-fille d’un client ou de temps à autres, Françoise, la pépée du Piochet, avant sa disgrâce, resplendissante et rieuse, se pavanant devant le miroir en pied. La fée du café ajoutait une épingle par ci, défroissait un faux pli par là, considérait l’ensemble de son inséparable moue.
Mais elle ne venait plus ou en coup de vent, la jolie poupée. Les mauvaises langues, suivez mon regard Monsieur Laussel, la disaient la poule d’un jeune patron de la grand’ville, rencontré au café du bas, qui venait la chercher dans sa décapotable rouge à deux places seulement. Or ce patron là n’était pas son parrain. J’avais un parrain et le roi n’était pas mon cousin. Et depuis peu un prénom, un repère, qu’on pourrait dire transitoire car la maison avait vécu un véritable drame.
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Un petit garçon de mon âge se serait fait écraser, le pauvre. Il s’était mis derrière l’autobus qui l’aurait conduit près des anges du ciel, cela faisait bien vingt ans maintenant. Oh, il n’était pas malheureux, assurément mais enfin il n’était plus auprès de nous, comme toi Nénou à qui on peut toujours parler sans passer pour une maboule.
Tout en racontant marraine pleurait. Toutefois, je ne l’embrassais pas. Je ne pleurais jamais en ce temps-là. Je m’étais vidé de tant de larmes que la source s’était tarie. Qui s’est vidé de ses larmes une bonne fois pour toutes dans sa vie jamais il ne pourra le croire.
Comment j’avais échappé au salon de chez le coiffeur, je ne saurais le dire.
La houppe se fit petite mèche et la coupe en brosse fit place à des cheveux mi-longs. Les oreilles à croquer disparurent des miroirs.
Charlie avait décrété qu’il me révèlerait un jour les grands axes de son univers : la grappe des villages, serrée autour de son plus beau grain, le Piochet, sa placette centrale, notre maison, ses cachettes. Il possédait Lulu et c’est tout ce qu’il fallait.
Lulu c’était le nom de l’autocar, du temps où il avait été chauffeur à son compte. Il lui avait attribué le nom d’une poule, sa favorite en quelque sorte. Il faisait la tournée, déjà, des petits villages les jours de marché et conduisait les voyageurs à la gare de Campagnan, d’où ils prenaient la micheline pour la grand’ville. Or ce car, le car de sa splendeur et de sa jeunesse, il l’avait pieusement préservé des injures du temps.
Sur les sept départementales qui partaient du Piochet vers les bourgades, grand’villes et même jusqu’à Rome, pensez, il montrait comment tanguer Lulu, un coup à droite balingue, un coup à gauche, balangue. Il connaissait les gendarmes du secteur, à l’ostau, comme on dit au Piochet, à discrétion. Et l‘un comme les autres savaient se montrer généreux, surtout Charlie…
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- Et ce sont ces saligauds qui nous mettront en prison quand nous ferons faillite, vaticinait qui vous savez.
Il s’honorait de n’avoir jamais provoqué le moindre accident, ou alors il y avait si longtemps qu’il y avait prescription, de toutes façons il fallait bien que les prières de la châtelaine servissent à quelque chose, et l’on était en droit d’espérer une rémission générale.
Ah c’était un mordu du volant, le superbe Charlie, toute braguette ouverte sous sa bedaine d’intempérante cachant ses jambes amaigries. Dans les descentes, en ligne droite, il s’autorisait des pointes de 70 qui suscitaient mon émerveillement.
Lulu n’avait pas l’avant plat comme les autobus des grand’villes mais des narines allongées qui m’égayaient du fait de leur forme, humaine, de nez grotesque, ce nez qui s’inscrivait en mon nom d’emprunt. Ajoutez-y deux phares globuleux, la bouche souriante de la calandre et vous imaginez les interminables discours muets que je menais, pendant qu’il astiquait son monumental bijou, avec sa tête de monstre, repeint par plaques égaillées. Ainsi en était-il de mon esprit renaissant.
Comme il s’était procuré des pots de peinture vert bouteille, il retouchait la carrosserie par petites surfaces, rondes, si bien que la deuxième couche devenait plus importante que la couleur jaunâtre d’origine. Un peu par nonchalance, beaucoup par nostalgie, il se refusait à gratifier Lulu d’un lustre définitif. Aussi eût-on cru qu’elle souffrait d’une maladie de peau.
- Ah, sinistre vieillesse ! Tu as de la chance, pitchoun. Tu as tout l’avenir devant toi…
Il ne pouvait deviner que ce même avenir me ramènerait désespérément en arrière – invariablement, obsessionnellement.
Pendant qu’il révisait son moteur, toujours quelque connaissance criait : - Eh, c’est pas de ce côté-là qu’il faut tripoter, Croupet ! Tu l’entends pas la malle arrière qui te crie : Toca me lo
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cuol ? – ou quelque plaisanterie du même genre. Croupet laissait faire. De temps à autre, il répondait : C’est que je vais mettre Lulu à contribution. Moi les mécanos, je leur fais pas confiance. Et ça se terminait par : Y’a pas à dire, cet homme-là quand il a une idée quelque part, c’est qu’il ne l’a pas ailleurs…
En général la discussion se soldait par une tournée généreuse, tandis que la châtelaine était aux vêpres, ou aux vraies commissions. Ou en pèlerinage prolongé.
La châtelaine à son pèlerinage – c’était sacré pour elle, une promesse qu’elle s’était faite, quatre fois par an – à Lourdes (le plus drôle c’est qu’elle y allait en car !) et chez tous les saints de la création. Dans le tas, il y en aurait bien un qui aurait pitié d’elle. A Charlie et compagnie, la liberté ! Lulu avait alors droit à sa sortie quotidienne qu’il pleuve, qu’il vente ou qu’il neige – ce qui n’est pas près à arriver, hein, petit ? Même si on dit Pâques au tison…
Sautant d’une banquette rembourrée à l’autre, caressant des doigts les superbes clous de cuivre maintenant le cuir d’origine, observant à l’arrière les rares pilotes des conserves sur roue qui nous klaxonnaient, je recouvrais le bonheur de vivre, de parler et de découvrir le monde.
Ah, c’était quelque chose les courses dans Lulu-le-car avec Lucette en chair et os en point de mire. Charlie se réjouissait. Il chantait faux des chansons de son temps, Ah, si vous connaissiez ma pouououououle. D’un certain Chevalier, prétendait-il, ce qui ne laissait pas de me surprendre vu que le texte ne cadrait pas avec l’image que je m’en faisais. Ou alors : Quand une comtesse, rencontre une autre comtesse, qu’est-ce qu’elles contessent, des histoires de mes fesses… Cela me faisait rire mais rire… Je n’avais pas ri depuis si longtemps…
Ah Lucette ! Charles et cette belle blonde un peu grasse entretenaient des rapports de franche camaraderie, rudes et authentiques. Elle était fière de sa montagne, que l’on disait noire, et
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que j’avais du mal à me représenter. En tout cas, si je suis devenu sensuel, épicurien même, c’est bien à elle que je le dois…
Elle était pour son âge, perçue de mes bons yeux d’enfant, d’une fraîcheur éblouissante, avec ses prunelles de pierre précieuse, son teint resplendissant et ses beaux bras charnus que j’aurais bien, petit égoïste, et gros ingrat, échangé sans ambages contre une marraine dont la minceur et l’absence de coquetterie ne réveillaient en moi aucune émotion, fût-elle d’ordre esthétique. Lucette, au contraire, respirait la sensualité.
Elle se maquillait sans outrance et portait des talons fins et très hauts. Elle entretenait sa « mise en pli » chez une coiffeuse qui savait s’occuper des cheveux sans faire mal aux racines, elle ! (Marraine se plaignait de toutes ses coiffeuses et finit par se couper les cheveux elle-même). Elle disposait, au sommet de sa toison trop lustrée pour ne point être entretenue de manière artificielle, une sorte de noeud de velours en forme de trèfle à quatre feuilles. Pensez si je le remarquais ! Le trèfle, ça me connaissait.
Elle sentait bon le raisin de table, aux aromes de pêche et mirabelles. Elle avait des manières et une démarche de dame d’honneur dès lors qu’elle paradait sa nouvelle jupe plissée ou son tailleur en lin. Parrain y allait de son compliment. J’étais envoûté. Elle balançait la hanche avec une grâce émouvante, une majesté, une solennité royale, lesquelles ne m’étaient point inconnues. Ces mouvements ondulés répondaient à mes exigences de douceur suprême, peut-être de volupté.
- Tu bades, petit ? Ah, la voilà ta vraie marraine, allez. Il s’en est fallu de si peu, pas vrai, Lulu ? Tu as vu ces bras, ces joues, ce cou de cygne ! On en mangerait…
L’en ratait pas une le parrain. Le faisait-il exprès, pour évaluer mes progrès ?
Elle m’offrit des sucettes acidulées et dépourvues de leur emballage.
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Ce qui fit que Lucette rima pour moi pour toujours avec Sucette. Je les fourrais dans la poche de mes culottes courtes. Cela péguait, disait la comtesse de retour qui n’ignorait dès lors rien de la provenance et de nos points de chute virils, si je puis dire.
Lucette habitait Lunas, c’était facile à retenir. Charles y allait le lundi car les camelots ce jour-là faisaient relâche, son mari aussi, et elle était plus disponible et décontractée. Parain me vantait ses beaux yeux tirant sur l’émeraude. Dans son commerce on trouvait alors un peu de tout. Nous lui achetions des bougies pour les soirs d’orage où les plombs sautaient, des tue-mouches aussi pégouses que des sucettes et qu’on accrochait aux quatre coins de la grand-salle. (Il y en avait en plus deux petites), un morceau de fouace que son époux rapportait de ses tournées dans la moyenne montagne relativement proche.
Elle disait : Je t’en donne une part de plus pour mon petit fiancé, à condition qu’il la mange tout de suite. C’était moi le petit fiancé. Je concevais ce que cela signifiait : un petit être à qui l’on offrait du manger. Il fallait en passer par là, si l’on voulait recevoir un gros baiser de mûre, grenade et de fraise des bois. J’avalais deux, trois bouchées pour lui faire plaisir. Et cela relevait du prodige.
Féminine jusqu’au bout des ongles, trop peut-être pour parrain, elle devenait lunatique en vertu des fluctuations du commerce local. En général, elle était gaie comme le rossignol qui lui rendait visite et nous recevait comme s’il se fût agi du retour du fils prodigue, dont parlait le curé dans ses sermons.
Néanmoins, il nous est arrivé de la trouver en pleurs. Les malheurs du petit commerce. Un magasin plus ambitieux s’était installé à Clairmont, chef-lieu incontesté du canton. Et c’étaient les doléances, pleurnicheries et funestes prévisions ponctuées de regrets éternels d’avoir convolé avec le premier imbécile venu. Les absents ont toujours tort.
Rossignol avait beau expliquer que la retraite s’approchait à grands pas, que ses affaires à lui ne valaient guère mieux, que Barthélémy était un bien brave type, rien n’y faisait. Il regardait son filleul d’un air désolé. Il n’insistait pas. On reviendrait au plus tôt, allez. Pour le baiser, je m’inquiétais à tort. Au moment de se quitter,
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elle retrouvait le sourire et j’avais droit, outre ma brioche, au contact de ses lèvres humides, au plus près des miennes si je me souviens bien. Et ça ne me déplaisait pas. Cela réveillait des sensations oubliées…
Je les aimais ces baisers. Je les reconnaissais d’une autre vie.
Si j’insiste beaucoup sur les quelques visites que nous lui rendîmes, c’est qu’elle fut, à son insu, responsable de ce prénom printanier dont marraine avait fini par m’affubler.
- Qu’es polit aquel efan. (En gros, elle me trouvait à son goût, en tant qu’enfant je veux dire). C’est un cadeau de Noël que le bon dieu t’a confié, Charlie de mon coeur … Tâche de t’en monter digne au moins. Et de me couvrir de bécots et de rouge à lèvres parfumé.
La châtelaine, de retour de pèlerinage avait été fort aise de voir son jésus se désigner d’un petit nom :
- Marraine, il est l’enfant Noël, moi…
(L’ai-je entendu murmurer : il est re-né le divin enfant – ou ma mémoire me joue-t-elle des tours ?).
Encore un point positif à signaler au docteur.
Les nuits d’insomnie, je déclinais mes nouveaux noms à la première personne : Je suis René, le petit au Pernoël, je suis l’enfant jésus au Pèrnoël.
Mais le Pernoël, cela ne faisait nul doute, ce ne pouvait être qu’un parrain. En plus il servait du Pernod…
L’après-midi du mardi, Charlie tenait à saluer Marinette, la buraliste, à l’entrée de Montarnal. Son catalan de mari, à l’allure altière, du genre à garder les châteaux pour lui seul, n’y entendait pas raillerie et cherchait les pires noises quand il avait vent des virées de ce vieux coq de Rossignol. Le seuil de la porte était interdit. Les transactions se faisaient à l’extérieur.
Marinette tricotait à sa fenêtre, ouverte ou fermée selon le temps. Je me souviens d’une figure à trois branches taillée dans la pierre avec des grelots grossièrement dessinées au bout. Marinette était tout le contraire de Lucette : sèche, menue, défraîchie par une vie morne et monotone. Elle n’avait pas eu d’enfants. Elle s’habillait
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de noir et ses cheveux, tombant raides sur ses épaules étaient gris. Elle sentait la javel. Son regard fascinait toutefois, à vous couper le souffle, à vous faire peur, à vous y noyer, tels les anciens mariniers dans le fleuve Erau tout proche. Justement, elle prétendait avoir des yeux d’eau…
Quand elle posait ses lunettes, afin de mieux me considérer de pied en cap, j’avais l’impression qu’un éclair me pénétrait, qu’elle lisait dans mes pensées, qu’elle devinait mes désirs et mes drames muets. Ses yeux pers me pétrifiaient de sorte que je n‘entendais plus ce qu’elle disait.
- Et il aura appris quoi, depuis qu’on ne l’a vu, notre petit chevalier ?
On s’approvisionnait chez elle en tabac. La comtesse soutenait que la buraliste, récemment installée au Piochet, aurait omis de lui rendre l’intégralité de sa monnaie. Des gens malhonnêtes, assurément. Charlie profitait de l’aubaine. On ne va pas contredire la comtesse, hein petit ? Pas question d’aller chez une nouvelle venue que d’ailleurs on ne connaît pas. Montarnal, c’est très bien.
On faisait ainsi provision de cigarettes, gauloises bleues et gitanes sans filtre, de gros paquets bruns de tabac gris, que les fumeurs roulaient eux-mêmes dans du papier qu’on aurait cru trempé dans l’urine mais qui sentait diablement bon. Dans ma vie antérieure également, ça sentait le tabac : une odeur plus envoutante, plus sucrée, comme caramélisée.
En attendant que les clients les achètent, je m’en servais de cubes pour d’improbables constructions médiévales constamment renouvelées. Je m’y appliquais et le docteur trouvait cette activité bienfaisante.
Si Marinette me demeure importante c’est que Charlie me fit des révélations inimaginables à son sujet.
Dans l’autobus, il me précisa qu’en son jeune temps elle avait été si jolie, mais si jolie, qu’on l’avait choisie pour incarner La languedocienne sur les cartes postales courantes, couleur sépia.
Et devant mon incrédulité qui devait se lire sur mon visage…
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- Pense à la pépée du Piochet, tu y es ? (Pensez si j’y étais), eh bien, Marinette, à dix-sept ans, elle était comme elle, bon, le maquillage en moins, et surtout pas de pantalon moulant comme aujourd’hui. Mais tu a vu ses yeux ? Ca ce sont des yeux… Yeux pers yeux pervers, heu je t’expliquerai plus tard… Bon, elle s’est un peu laissé aller ces derniers temps…
J’esquissai dans mon esprit des surimpressions de l’une sur Françoise.
- C’est comme moi, tu crois que j’ai toujours eu ce ventron de propriétaire qui me donne l’air du bibendum de chez Michelin ? J’ai été jeune et mince, moi aussi et je plaisais beaucoup, peuchère, a maï que je plaisais beaucoup. A Marinette, à Lucette et aux autres… J’avais des beaux cheveux bruns, très fins, et la moustache frisée. Et des favoris. La châtelaine n’aimait pas ça, tu penses. Trop vulgaire pour elle, pardine, une Delermas, tu penses ! Tiens puisque on parle d’elle, elle plaisait beaucoup aussi, à cette époque ! Parole ! Elle n’était pas si réboussière, toujours à répoutéguer. Elle n’avait pas un casque gris en guise de coupe de cheveux, à la Jeanne de la pucelle. Même que j’ai dû la disputer à deux galants qui se seraient fait estourbir d’amour pour madame, en ces temps là. Elle a choisi le plus élégant. C’était moi.
Marraine belle, parrain beau ! Ca ne me serait pas venu à l’idée car pour moi, le parangon de la beauté, c’était moi.
De plus, je savais moi, dans le fond de mon être, ce que pouvaient être de belles personnes… La reine de mes pensées était blonde, sans fadeur, avec des traits réguliers et une blancheur de lys délicieuse. Une démarche noble et des yeux clairs comme le ciel au-dessus des châteaux. Les chevaliers se feraient champions pour la servir. Ce n’était pas au premier venu qu’elle offrirait son ruban ? Le petit prince y veillerait…
Ce parrain-là du temps qu’il était beau, s’il avait trouvé marraine jolie, l’avait-il courtisée ? Embrassée lui aussi ? Et qui sait ne l’aurait-il point enlevée sur un beau cheval blanc avec ses étrivières et ses arçons ? Oh comme j’aurais aimé qu’on me raconte,
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qu’on me montre des images. Ainsi, il avait existé un état du monde où les grandes personnes ne se disputaient point ?
- Ta compagne, pitchoun, ne la choisis pas avec les yeux. Les apparences sont trompeuses.
Et après mûre réflexion :
- D’ailleurs, ne te marie jamais. Fais-toi curé. Ils foutent rien et on leur donne des sous à la messe. Nos bonnes femmes les chouchoutent sans jamais les enguirlander. Le jardin d’Eden sur terre, quoi ! Et en plus, elles les accompagnent lors de leurs foutus pèlerinages…
(Puis d’un ton malicieux) : - Certains ne doivent pas s’embêter, allez.
Faut s’être sacrément embêté pour saisir la portée de cette philosophie pratique.
J’aurais bien aimé pénétrer l’antre à Marinette, la réserve à tabac.
J’aurais alors découvert, ben leu, comme on dit au Piochet, dans un cadre ovale et doré, le portrait d’une languedocienne, jeune et jolie…
Toujours est-il que j’appris ainsi à ne plus me fier aux apparences.
Je n’ai pas parlé du mardi matin car il était réservé à des exercices d’arithmétiques rudimentaires, pris en charge par marraine elle-même mais petit à petit par l’étudiant.
La sage Sophie, que l’on disait instruite, m’avait confectionné des bûchettes avec des joncs vivaces qu’on allait ramasser près du canal bordé d’iris menant au fleuve Erau. En fait, elle s’isolait pour retrouver, dans la nature, les brassées ardentes de genêts embaumés, l’âme de son René, le vrai, avec qui jadis elle avait fait les mêmes promenades, en quête de pissenlits, qu’elle préparait avec des croutons, ou de cèbes, qui font pleurer quand on les pèle. Ah, le paradis terrestre s’il existait, ne devait point ressembler à la garrigue, assurément, avec ses massifs de ronces et ses broussailles inextricables, ses bartas comme on dit au Piochet, ses
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buissons vivaces et ses douloureuses orties. Elle y trouvait du thym toutefois. Les bûchettes, elle les taillait au sécateur et les constituait par paquets de dix ou douze (je comptais, dix, valet, dame et m’inquiétais de l’absence du roi). J’en ôtais ou en ajoutais un au besoin. On jouait à la caissière et au client. J’apprenais le tarif des consommations (un café vingt francs, un verre de blanc trente, une limonade cinquante, une anisette quatre-vingts, une suze-picon cent pourquoi c’est tant ? parce que c’est bon tout le temps !).
On faisait aussi quelques réussites qui en général ne présageaient rien de bon.
- Encore perdu. Allez, on remet ça. On en gagnera bien une, saï que non, je veux dire nom d’un chien !
Quant à l’as, aucune inquiétude, c’était moi ? Je devenais un as tant qu’il s’agissait ou de soustraire. Le bât blessait dès que nous attaquions des opérations plus complexes, où la comtesse s’embrouillait, je m’en rendis vite compte quand je pus suivre une scolarité normale.
Inversement, le me(r)credi matin, grammaire ! Je devais épeler les mots courants de nature alimentaire ou animale, ainsi que les noms désignant les êtres, leur forme, leurs couleurs : le pain devient dur, la pâte de coing paraît tendre, la mine (ou le minet) semble malade, tous les clients sont des voleurs, Charles est un goulamas, Marraine a l’air épuisée… Peuchère !
Pour marraine, l’état prenait le pas sur l’action.
Parrain palliait les manques…
L’après-midi, c’était le tour de Noémie-la-rouge, de Puilarga, sept enfants et toutes ses dents. Une lointaine cousine, par alliance de Charles. Cinq filles et un garçon enfin, qui avait fini par naître à moitié fadat, comme on dit au Piochet. Puis encore une fille, arrivée sur le tard, à peine plus âgée que moi. L’enfant tardif de l’amour qui ne se dément pas. Son mari ? Un ancien militaire gradé à peine plus grand qu’un gamin de douze ans. Un ardent, allez ! Elle avait eu bien des aventures et le bon Dieu l’en avait punie, assurément.
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- Va jouer avec les filles, petit ! (Jamais avec le fiston, que je n’ai jamais vu, mais peut-être m’épargnait-on sa rencontre, en ce temps-là).
Les filles m’intimidaient. Certes elles m’entouraient de compliments, me caressaient les cheveux, me couvraient de bises et elles n’étaient pas désagréables à regarder même si bien trop grandes pour moi. Pourtant, je me sentais, comment dire, déshabillé en leur présence. C’est que, privé de mon armure et de mon casque à visière, comment ces croquantes auraient-elles pu deviner qu’elles avaient affaire à un preux chevalier ? Le prince des chevaliers.
Charles insistait : - Voyons pitchoun, tu veux pas aller avec les petites à Noémie ? – en fait de petites, la plus grande était quasiment adulte et ne songeait qu’à fuir le village sur le scooter, on disait vespa à l’époque, de son manant charmant. Tu veux pas te montrer digne de ton parrain, ajoutait-il, en riant de concert avec la matrone ?
- Ne l’embête pas, il est si craintif. C’est qu’y en a du monde dans cette famille, hein ?
- Ouais… C’est que… J’aimerais bien en faire un homme, macanio. Un qui sait s’amuser, comme moi. Va t’amuser, pitchoun, que j’ai des choses à dire à la dame.
Il n’en était pas question. Comment ça, les filles à Noémie ? C’était ça qu’on appelait une famille ? Une flopée d’enfants ? On n’employait jamais ce mot à la maison…
Combien fallait-il d’enfants pour aboutir à une famille ? Voyons, j’ajoute une bûchette à une autre bûchette… J’en soustrais un garçon, j’y rajoute une fille…
Et je ne me voyais pas, ne fût-ce qu’un quart d’heure, faire partie de la leur. Si elles me gardaient auprès d’elles pour toujours, pensez… Et puis le vieux soldat sans tenue réglementaire, à la silhouette enfantine, m’effrayait.
Ces jolies filles-là étaient curieuses. Elles tenaient à m’examiner. On leur avait parlé de mon cas, pensez ! Les plus jeunes
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avaient interrompu leur ronde dont la mystérieuse ploum ploum se perd dans la nuit des temps jadis : debi debo, la Saint sabot, la carmagnole, plim plum piech. J’ai mangé un z’oeuf - qui n’était pas cuit - la poule est sortie - en faisant cuicui.
Et ça babillait, ça caquetait, ça bougeait dans tous le sens, ça m’effarouchait un peu, il faut bien le dire. C’était pourtant ça le paradis de l’enfance…
La nuit c’était autre chose. Je revêtais mes habits de prince et elles m’accompagnaient dans les bois au milieu de mes fidèles compagnons : un archer, un moine, un colosse, un page-trouvère, excusez du peu. Un bon prince se doit d’aimer ses sujets. Je n’avais plus peur d’elles. Elles m’obéissaient à mon gré. J’avais droit à une haie d’honneur et je les trouvais ravissantes, sans toutefois les toucher ni leur parler, seulement leur sourire… Un prince ne touche pas. Il sourit et rend les gens heureux…
Noémie était l’incarnation de la femme au foyer. Elle avait hérité d’un terrain qu’elle avait transformé en verger et jardin-potager. La pension du mari n’était pas bien grosse mais elle bénéficiait des allocations, et puis elle n’avait jamais rechigné à la besogne. Elle faisait le ménage au besoin chez les riches de Puilarga. Ses mains abimées et creusées de crevasses témoignaient de son intense activité, à laquelle l’aidaient les plus grandes de ses filles, aussi rousses qu’elle, avec une peau très blanche très sensible au soleil. Elle étendait le linge qu’on eût cru destiné à une armée tellement on comptait de draps, serviettes, torchons, mouchoirs de baptiste brodés de figures végétales à trois ou quatre pétales. Ca fleurait bon le muguet et les premiers lilas. On approchait le gentil mois de mai, le mois de Marie disait marraine en se signant. Le mois des genêts dont le nom résonnait dans ma tête avec un écho particulier.
Charles et son amie parlaient politique. Elle se disait communiste. Il comptait soutenir Poujade. Il ne votait jamais au grand jamais, étant toujours inscrit sur les listes de son village natal. Dans le commerce, on ne peut se permettre d’avoir une opinion… Noémie lui prouvait pourtant qu’il fallait voter comme elle. Charles
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bafouillait, toussotait, promettait, jurait sur la tête à la comtesse et finissait par changer de conversation.
- Et comment va notre petit caporal-chef ?
Je suis sûr à présent que le petit homme se cachait quand il voyait le car arriver. Ou tenait compagnie au fadat, allez savoir.
Quand les filles étaient lasses de me caresser en vain, j’observai les lingeries féminines, étendues en fonction des tailles. Il y avait des combinaisons de crêpe satin, couleur de maïs, bordées de dentelles bises ; des pyjamas de coton, imprimés de dessins blancs, des chemises de nuit en toile de soie cyclamen, avec des grands festons, un col rabattu et un boutonnage sur patte. Et des jupons, des bustiers, des gaines et des soutiens gorge, des peignoirs en nylon aux motifs brouillés. Chaque tranche d’âge avait son panier. J’aimais cette marée textile. Je m’y retrouvais.
En fait j’ai toujours aimé désigner les choses. Avec l’étudiant, quand il me prit en main, j’apprenais des listes de mots par coeur. L’exercice me plaisait, comblait un vide, calmait mes angoisses nocturnes. Je ne m’en suis jamais guéri.
Et puis, dans un coin, le linge du petit garçon, celui qu’on ne laissait pas sortir en ma présence. On apercevait sa silhouette solitaire à la fenêtre du haut. On eût pu croire que lui non plus ne faisait point partie de la famille. Ou alors c’était le petit caporal, un sacré artilleur, disait Charlie.
On repartait de chez Noémie avec des cardes, des asperges, une poignée de cerises, les premières de la saison, ça c’était un cadeau princier…
Charles offrait en revanche des petites bouteilles d’apéritifs ou digestifs que lui donnaient les fournisseurs. Elle en avait ainsi une collection, dans une vitrine, que j’aimais contempler quand les filles me poussaient à entrer. J’aimais bien les collections. Elles me réconfortaient. Me rassérénaient, devrais-je dire.
On revenait vers cinq heures, on avait tout le temps, le chocolat du goûter pouvait bien attendre, la châtelaine n’était pas là pour rouspéter, tout le temps du pèlerinage, et Charles avait eu tôt
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fait de mettre les voisines dans sa poche, lesquelles donneraient un coup de main..
- On a pris le goûter à Puilarga, pas vrai Pitchon ? Même qu’il a eu droit aux premiers bigarreaux.
Tandis que l’ancien conducteur manoeuvrait ensuite sa Lulu motorisée : - C’est quoi ce que dit Noémie ?
- Comment ça, quoi ?
- Ce qui vous disputait.
- On se disputait pas. On discutait. On parlait politique.
- C’est quoi la peau les tics ?
- Tu veux que je t’explique ? A vos ordres, monseigneur. »
Et il changeait de vitesse avec cet énorme levier rectiligne et qui se perdait sous le tableau de bord.
Les mains sur un volant perpendiculaire à sa bedaine, il daigna me fournir de la politique une définition, comment dire, des plus personnalisées. Qu’on en juge… :
- C’est, comment dire, ce sont des débats à n’en plus finir, allez, et qui se retournent toujours contre ceux, le pauvre peuple, qui font tranquillement leur devoir de citoyen. Tu comprends, ces couillons de paysans manquent de discernement. C’est d’ailleurs pour ça que ce sont des couillons. Alors, si tu as le malheur d’avoir des idées un peu trop en avance sur ton temps, plus subtiles que la moyenne, tu te retrouves le dindon de la farce. On te dénonce et t’es réduit au silence, et alors gare à ton matricule. Et tout ça pour aboutir à pas grand-chose sinon que certains s’en mettront plein les poches sur le dos des braves types comme moi…
Il avait eu quelques ennuis à la libération, notre séducteur de parrain, avec ses paradoxes pas très fondés, son art de rouscailler pour rouscailler, et son esprit de contradiction hors du commun.
Je ne comprenais rien à son galimatias. J’en retenais les désaccords qui me renvoyaient à la menace d’une nouvelle absence de ma part. Mon état mental changeait de nature au fil des semaines. Je me sentais davantage tracassé par la honte inhérente aux effets de quelque crise que par les rémanences sporadiques du trauma m’ayant
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conduit sur les rivages de l’aberration, tout comme ces jeunes qu’on disait noyés dans un tourbillon du fleuve Erau…
En tout cas, si j’ai depuis associé la politique à des disputes systématiques dès lors que l’on professe des opinions différentes, ce qui m’a éloigné d’elle, ce que l’on m’a souvent reproché… j’en suppose l’origine dans ces cours improvisés et personnalisés de mon parrain. C’est tout ce que j’ai trouvé comme explication. Quant à la famille, vous me voyez avec une matrone et sept mioches, dont un fadat ?
Charles, en arrivant au Piochet, avait bien sûr complètement oublié la promesse faite à Noémie de s’inscrire et de voter rouge aux prochaines élections. Jusqu’au pèlerinage trimestriel, il n’en serait plus question. Tu parles, Charles.
Il est des choses comme ça qu’on oublie.
J’en savais quelque chose, pensez…
Le jeudi matin, traditionnellement, marraine ou pas, pèlerinage ou non, Lulu restait dans le hangar loué à l’année contre quelques tournées généreuses. C’est que plusieurs commerçants occupaient les halles municipales, bizarrement situées sous les bains-douches du Piochet, à deux pas de la maison du boucher.
On y achetait, avec parrain, du jambon que l’on disait glacé et de l’autre, plus salé et plus dur à mâcher, plus épais et plus sombre, que l’on nommait jambon de montagne, des roulés au fromage, des saucisses sèches avec de gros grains de poivre ou d’anis. J’y goûtais à peine mais au moins ne les refusais-je plus. Je restais réfractaire à la viande rouge, on l’eût été à moins aussi parrain et marraine n’en consommaient-ils pratiquement jamais, du moins devant moi. Allez savoir ce que marraine mangeait à Lourdes et consoeurs… De l’agneau mystique ?
On m’achetait un tortillon aux raisins secs mais il me fallait la matinée entière pour en absorber une infime partie.
Bien évidemment Charlie avait sympathisé avec la plus jolie des commerçantes, une jeune fleuriste dont il aurait bientôt trois
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fois l’âge et à qui il disait avec force chaleur : « - Comment vas-tu ma poulette ? Dès que j’arrivais, surtout quand nous étions seuls, elle nous faisait de loin des poutous et bisous, ou signes de connivence qui dérivaient immanquablement vers ma petite personne. La presse à sensations finit par susciter des privilèges. Je dois dire que c’était ma préférée parmi les dames de coeur. Je l’aurais bien vue comme fidèle servante de celle qui serait, qui devrait être ma vraie reine, qui peut-être l’avait été dans ma vie antérieure.
C’était surtout son indéfectible sourire qui me ravissait. J’avais vraiment du mal à sourire quand je me regardais dans les miroirs. Je ne savais plus sourire. On me le répétait assez. Je m’entrainai devant les glaces du café. Néanmoins, j’étais plus joli, disait-on avec mon air triste. Nous ne lui achetions rien évidemment sauf une fois où Charlie avait trouvé le moyen de lui offrir des fleurs à l’occasion de son anniversaire. Un jour, peut-être pour ma fête, elle me réserva une délicate surprise :
- Tiens petit, c’est pour toi. Cela porte bonheur.
Un brin de muguet.
Or, marraine était là ce jour-là, de retour de St Bauzille de l’Apparition, s’attardant sur un étal de frivolités.
- Elle est jolie la dame aux fleurs.
- Hum, oui, si tu veux… (Après la concession, l’opposition, marraine connaissait sa Sainte Axe). Tu sais Nénou, la beauté, ça ne dure pas. Oh non que ça ne dure pas a maï !
Quelle stupéfaction le surlendemain, quand je constatai qu’il était fané… Le muguet, je veux dire.
Rien ne dure, ni les êtres, ni les choses, ni moi sans doute…
Quand marraine nous accompagnait là, elle « rouméguait » comme on dit au Piochet, et ne daignait guère saluer la jeune femme. Charles prévenait toute chicane : Il faut bien lui changer les idées, au pitchoun. Vise comme il est réservé, à demeurer tout soulet, toujours tout seul, pecaïre…
Je sentais venir les discordes avec une intuition aiguisée : Aussi m’arrivait-il de tirer la robe moirée de marraine vers quelque étal chamarré. Elle, si économe, la varice même, m’acheta cependant un jour des personnages miniatures en terre cuite aux couleurs bariolées : mousquetaire, corsaire ou bien sûr chevaliers. Je n’ai
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jamais compris pourquoi elle dérogeait ainsi à ces principes. Sans doute sentait-elle venir la déconfiture, et se laissait quelque peu aller… Ou bien, une illumination, en cours de pèlerinage…
La fleuriste, nous sûmes qu’elle se nommait Fannie. Et nous le sûmes de manière tragique, marraine et moi je veux dire. Roulant à vélo, elle se fit écraser cet été là, par un chauffard, de ceux qui font des tonneaux sur la route qui mène au fleuve Erau, interdite aux petits enfants, pensez. On parlait d’elle dans le journal.
Il fallut m’expliquer la disparition. Je la cherchais pourtant des yeux sans bien comprendre. Marraine me dit qu’elle était au ciel, et sans doute plus heureuse que sur terre.
Ainsi des gens nous quittaient à jamais. Des gens que l’on aimait et qui vous aimaient. L’amour ne suffit pas à maintenir la permanence des êtres.
Le muguet ne porte pas bonheur à qui s’en sépare.
Comme c’était le jeudi, on croisait des garçons et des filles. Peu entreprenant, je n’aurais jamais osé porter la parole. Les regards des autres en disaient long sur ma personne. Des regards qui compatissaient, des regards pleins de bonnes intentions, des moqueurs et même des hostiles, des regards qui vous narguent, des qui haussent les épaules, et font semblant de chercher ailleurs. Plus rarement un regard complice, devant la vitrine de chez Gastounet le coiffeur, où paradait sur une belle affiche un château royal, annonçant la publication d’une nouvelle série d’illustrés.
Des regards, je savais qu’il en existait de terribles. Un regard noir, infâme brillait dans ma tête, un regard criminel, un regard à frémir, à vous clouer sur place, à vous faire oublier jusqu’à votre être même, à vous précipiter dans la nuit d’une absence innommable, à tel point que certains osent la nommer distraction.
Je ne sais que trop ce que l’absence suppose.
Le vendredi, c’était jour maigre. Marraine le respectait scrupuleusement. Toutes les semaines, à son retour de pèlerinage, on allait donc au marché de Poussac, haut lieu viticole surplombant les
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falaises de la Visse et son barrage artificiel. On partait très tôt après avoir fermé solennellement le café. Un écriteau était suspendu à la vétuste poignée de porte avec écrit dessus, à la main instruite : Fermé pour la matinée. Ouverture à l’heure de l’apéritif.
Parrain préférait y aller seul avec moi. On pouvait prévoir davantage d’animation quand marraine daignait, entre deux pèlerinages, nous accompagner au marché. L’ancienne couturière s‘y procurait ses galons de flanelle grise ou de lainage à chevrons pour ses tailleurs, manteaux et jaquettes, du tergal infroissable pour les pantalons et vestons de son Re…heu…Nénou renaissant, et aussi de la suédine pour les salopettes de son goulamas de bonhomme.
Pour ses apprêts personnels, des pelotes de laine, lon la lon laine, disait la réclame du tissu en dralon, dont elle extrayait des moufles, des cache-nez, je trouvais ça incroyable de partir d’un simple fil et de donner forme à un objet, à une chose. J’aurais bien voulu trouver le fil qui me reliait à la vie antérieure, savoir reconnaître qui m’avait donné forme.
La comtesse condescendait donc à nous accompagner au besoin, non sans répugnance ni aversion pour notre atypique moyen de locomotion. Jamais elle n’eût accepté de monter dans ce cercueil ambulant sans l’insistance particulière d’un enfant à qui cette excursion faisait davantage de bien que les poudingues des docteurs, pensez. Allez marraine, pour l’amour de moi, marraine !
Elle choisissait le fauteuil derrière le chauffeur, m’exhortait à demeurer près d’elle et fournissait de multiples conseils de prudence dont « on » n’avait cure : Doucement, enfin, Re… heu notre Nénou va être malade. Regarde la route au lieu de te tourner… Le petit, je m’en occupe… Ne double pas dans les côtes… Nous avons tout notre temps… N’accélère pas dans les tournants… Ne lâche donc pas le volant… N’écoute pas les railleurs… Notre père, qui êtes aux cieux…
Billet ou Gazagne, Azéma ou Tarrago, et même le fils Clavel, taillant les souches au sécateur, à la serpette ou au poudadou, comme on dit au Piochet, se tapaient les cuisses et beuglaient à qui
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mieux mieux : Bodio, la paternéjayre din son anticaillasse, ou Maledio, Croupet a sorti la bigotasse, ou Ca va cloquejer, au retour à l’ostau, ou encore Boulègue pas trop, que tu l’as trop carguée ta cranque !
Bon en gros, je commençais à comprendre, à leur intonation et, plus tard, avec l’aide de l’étudiant : Ils se moquaient de marraine, de ses prières, de sa bigoterie, de sa propension à la querelle, et bien sûr de l’antique autocar bien branlant du père Croupet, trop chargé à leurs yeux...
Voire, tout en désherbant : Tiens, les toqués du tacot, les détraqués du tacot, a maï !
Dame Sophie préférait ne rien ouïr et je différais mes envies d’éclaircissements. La route suffisait et toutes les curiosités qu’elle réservait. L’avenir venait à nous à travers le pare-brise. Cet avenir dont je n’imaginais point, malgré le muguet, qu’il puisse avoir un terme, moi qui me pensais définitivement rené, au prénom près.
A Poussac, il s’agissait de se procurer quelque baudroie des jours maigres, que l’on m’incitait à ingurgiter afin que je retrouve la mémoire. La poissonnière, c’était Antoinette, femme grossière, vulgaire et plutôt virile qui me faisait un peu peur. Je gardais les distances. La poissonnière également. Elle avait l’air hautain, maussade. Il paraît que c’était « de famille. Ca réveillait du malaise en moi.
-T’inquiète pitchoun, C’était dans ta vie d’avant. Antoinette, mettez-nous deux anguilles, vous savez que j’en suis gourmand.
L’antipathique s’exécutait en silence, ou en marmonnant quelque juron. Ils avaient dû avoir des mots ou quelque différend qu’elle n’avait jamais digérés. Elle ne faisait aucun effort, connaissant sans doute, comme tout le monde, le mauvais sort qui m’avait frappé. Je me rends compte à présent qu’elle incarnait l’Indifférence. Je n’y étais pas trop habitué. Je ne laissais personne indifférent en règle générale.
La première fois, j’avais été étonné parce qu’elle avait fait de sa boutique une espèce de musée à la gloire de la sardine : affiches,
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boites venues d’autres pays, cartes postales, dessins ou peintures d’amateurs qu’on lui rapportait sans doute d’autres villes ou des ports tout proches. Parmi les conserves, l’une était décorée de la dame de trèfle que j’étais comme toujours heureux d’avoir reconnue, tout comme parrain très content de cette preuve évidente de mes progrès. Je tirais marraine par la main…
Quand marraine était là, je préférais la suivre dans la petite église romane, festonnée de pampre moulé, où elle m’apprenait à tremper la main dans le bénitier, à me signer et à esquisser quelque prière à laquelle je ne comprenais pas grand-chose : pleine de grâces, fruit de vos entrailles et même vous êtes bénie, résistaient à mon entendement. Déjà le Notre père qui êtes aux cieux avait bien du mal à susciter en moi la moindre réaction. Et d’abord c’était quoi exactement un père ? Et qu’est-ce qu’il aurait f… aux cieux ? Y’a pas suffisamment de choses à faire sur la terre ? Je reprenais les remarques censées de parrain quand il se lançait dans quelque diatribe peu catholique dont il avait le secret…
Le samedi, après une séance de gymnastique modérée, Lève les bras, Bombe le torse, Touche tes orteils avec les doigts, pour tuer le temps, l’après-midi, il nous arrivait de pousser jusqu’à Nébias, de l’autre côté du fleuve Erau, rendre visite à Etiennette, veuve d’un marchand de vin et produits dérivés que Croupet avait bien connu, du temps de sa folle jeunesse. J’ai cru comprendre que les deux compères se l’étaient disputées elle aussi et que parrain avait perdu, une fois n’est pas coutume. Comme elle était devenue impotente en raison de son obésité, il ne semblait rien regretter. Mais il fallait bien meubler les moments morts et compléter son besoin de chair et de proximité féminine.
Celle-là était bien sévère envers les hommes, d’une façon moins agressive que marraine pourtant. Elle vivait son handicap comme une fatalité.
- Ah les hommes, petitou. Ce sont des saligauds. Y’en a pas un pour rattraper l’autre. Ne grandis pas toi au moins…
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Pas question que je demeure petit. Je voulais devenir grand, lutter à armes égales avec les méchants. Je savais que je valais plus que le roi. Je serais au moins un as. C’était écrit.
Elle trinquait toutefois avec notre Charlot ce qui ne laissait pas de me surprendre. Ainsi les dames pouvaient s’adonner à ce péché mignon, selon le parrain, à ce vice immonde selon sa chère et coriace. Elle n’avait guère de temps pour s’occuper de nous, tant son caveau était plein de monde, consommateurs et acheteurs. Il faut dire qu’elle était aidée par sa fille et son gendre, lesquels venaient de se marier. Elle tenait la caisse. Parrain disait : Quel trèfle, mazette ! Tu en as de la chance. Les deux tourtereaux se bécotaient à la moindre occasion, charriant les bonbonnes dans des brouettes de bois, conduisant les consommateurs aux robinets de rouge ou de blanc, usant d’un entonnoir pour mesurer le volume de vinaigre.
Du coup, on ne s’occupait pas trop de moi. Sans doute étions-nous trop loin du Piochet et mon histoire était moins connue. Il existait des pays où je demeurais anonyme, autant dire sans nom.
Je préférais attendre prudemment à l’extérieur, sur un banc de pierre, pas loin d’une fontaine à la pointe en forme d’as, justement. Certains grands n’appréciaient pas les enfants. Au Piochet, on connaissait plein de vieux garçons : Caruzo, Lermet, le petit Ricard… Et plein de vieilles filles, qui préfèrent le curé, lou capelan, comme on dit au village. Il fallait m’y faire. Je n’étais point le centre du monde et ils avaient d’autres moyens d’évasion ou de distraction temporaire que de se concentrer sur mon seul cas, d’autant qu’il était pratiquement résolu, pour eux s’entend, pas pour moi qui ne le soupçonnais même pas, sauf que de temps à autre…
Parrain rapportait un litre de gnole, ce qu’il appelait l’esprit de marc.
Au retour, on prenait une autre route, celle de Camprignan, bordée de vignobles à perte de vue, avec des tuteurs en bois ou des roseaux à profusion. Elle était plus jolie et, au détour des tournants, et on voyait les villages nichés sur quelque éminence, de l’autre côté du fleuve Erau.
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A l’approche du Piochet, Galustrou, Cagarel ou le dénommé Bonbon, en train de déchausser les souches pour y déposer l’engrais, de sulfater en vaporisant avec un pisto et une machine sur le dos, ou tout bêtement de labourer à la charrue, hélait ou saluait l’ancien chauffeur d’un : Agatche cet amorri ! Ou d’un Té, c’est Croupet Premier ! Téga lo ! Sa majesté roumégaïre. Hé, Rossignol, On te vas coma aquo ? Quand les chaleurs approchaient s’y ajoutait : L’as pagat lo capel ? Ou Il va rattraper Bobet, lo fainéantas.
J’en retenais l’as final…
L’était très populaire mon parrain, pas autant que le champion cycliste mais tout de même. Et connu comme râleur…
Un jour de grande loquacité, et à sa grande satisfaction, je m’exprimai. Ce devait être un énoncé du style : C’est quoi parrain qu’ils disent ?
Sept mots d’un coup, ce n’était pas si courant, et de mon propre chef, de surcroît.
- Ca t’intrigue ? C’est bien. La Delermas ne me croit jamais quand j’affirme qu’avec moi tu guéris à vue d’oeil. Le docteur vérifiera et on verra qui avait raison, vaï. Les gens de la vigne, vi-gne-ron, ça s’appelle, tu t’en souviendras ? Eh bien, les vignerons, ils se croient les plus finauds, ces couillons. Je t’explique ma façon de voir les choses… (Signe d’acquiescement). Ils pensent que je suis cabourd avec mon engin déglingué qui boulègue au gré du mistral. Pour eux c’est la fine ou la suze qui me monte à la tête. Ils seraient pas fichus, benlèu, de démarrer leurs horribles mécaniques, ces tracteurs, rouges, que je t’ai montrés la semaine dernière à la foire aux ânes. Ca trace des sillons dans la terre paraît-il : la-bou-rer, ça se dit. Ca va finir par tuer la viticulture, cette affaire. Avec une vieille calebasse – c’est la femme du cheval - jamais on est en panne et on se sent toujours son maître, allez. Tandis qu’avec une machine, va-t-en savoir qui gouverne, à qui causer, à qui t’en prendre ou sur qui il te faut rouméguer ? Alors, je les plains. C’est pour ça que je leur paie la tournée généreuse quand ils s’arrêtent au café. Seulement ça, la châtelaine ne veut pas l’admettre. Le commerce et elle, ça fait deux. Il m’aurait fallu Lulu, sans nul doute, ou à la rigueur la petite Fannie
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du marché aux fleurs, ou tiens la Françoise, ça t’aurait fait plaisir, hein, la Françoise ? (Pour sûr, d’autant qu’on la voit si peu ces dernières semaines).
Et une tournée, une ! Quel art du sophisme sommaire dès lors qu’il s’agissait de justifier son goût pour la convivialité. Certes, le nouveau café de la route neuve lui damait le pion. Ce n’était que partie remise. Ils en seraient vite saturés de la musique d’hystériques et des cacahouètes grillées. Ils reviendraient au café originel et les tournées généreuses reprendraient, comme avant.
Il est des êtres pourtant qui ne reviennent jamais.
Quant à mes requêtes linguistiques, ce serait pour une autre fois, allez, on était déjà arrivés.
Il y avait les retours de pèlerinage, le dimanche immanquablement, avec une halte à St Guihem ou Notre Dame des Tables pour une messe solennelle en guise d’épilogue. Marraine était certes enchantée de me retrouver mais elle cherchait aussitôt quelque noise, feutrée il est vrai, à son Charlot d’époux. A propos de la nourriture, du linge, des commissions manquantes, de mon bain bihebdomadaire dans un baquet en laiton, du niveau des bouteilles d’apéritifs…
- Fini les vacances, soupirait Charlie.
Il restait pourtant une course à faire.
Le dimanche, Parrain lui aussi avait pris son bain, il portait beau : un costume clair, des souliers de cuir à lacets, rasé de frais, un chapeau de paille à la main, les derniers cheveux grisonnants, lustrés à la brillantine sur un crâne quelque peu piqueté de taches brunâtres. Pendant que les voisines m’accompagnaient à la messe dominicale (ou marraine en dehors des pèlerinages), il m’attendait, magnifique, sur le marchepied de sa Lulu et m’interpellait à la sortie de l’église:
- Bombe, pitchoun qu’on est en retard… Dépécho-té, macanio… Qu’on va rater la gentille…
Les vieux qui attendaient les vieilles, voilées, se marraient : Allez, Bobet ! On racontait qu’il lui aurait offert une bière, l’unique
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fois où l’as de la petite reine avait traversé le village. Celui-ci avait poliment refusé. Une autre fois avait-il dit. Mais il n’était jamais plus repassé.
Je n’avais pas besoin qu’on me traduisît. En dix sauts j’étais à ses côtés. C’est que le dimanche, en tout cas les jolies journées ensoleillées du printemps méridional, on allait acheter de la chantilly chez la gentille. Des parisiens s’étaient installés à l’entrée de St Baudille (Encore un saint !), le village le plus proche du Piochet. Ils s’étaient fait une clientèle, dans les restaurants mais aussi auprès des particuliers. Charlie en achetait une barquette d’au moins une livre que nous mangions avec des fruits de saison ou avec les premiers sorbets, confectionnés par marraine qui venait de troquer son ancienne glacière par un puissant frigidaire, les clients estivaux préférant les boissons glacées. Ce fut l’un de mes plus beaux printemps, au fond. Une renaissance.
La crémière, c’était elle la gentille selon moi, se nommait Madame Thuriès, une très belle femme assurément, d’à peine trente ans, que les jalouses baptisaient Madame Tutu. Je n’ai jamais su son prénom mais elle m’était sympathique car elle rougissait tout le temps, dès qu’on lui adressait la parole. Parrain s’en amusait et me faisait un signe de complicité, incorrigible parrain. Moi, si pâlichon, par sympathie naturelle, je m’efforçais de rougir aussi et il faut croire que j’y parvenais car elle était toujours charmante à mon égard, et semblait ravie d’avoir un émule qui partageât ce ridicule défaut. L’étudiant aussi rougit beaucoup.
Ce rouge-là ne me dérangeait pas. C’était une modulation de rose vif. Je le connaissais de ma vie antérieure. Il me mettait sur la voie de mes réminiscences.
Quant à parrain, ces tournées dans son antique autocar lui faisaient autant de bien qu’à moi. Il s’était trouvé un petit témoin de ses frasques passées, et cet être-là donnait un sens à son existence finalement assez fruste. Son univers était borné à une pléiade de créatures qu’il prenait plaisir à voir, à revoir, à courtiser et à une constellation de bourgades insignifiantes en apparence mais grâce
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auxquelles le monde autour de moi s’agrandissait, acquérait une dimension nouvelle et s’enrichissait de mots et de phrases à partir desquelles je me révélais à nouveau.
L’étudiant prendrait la suite.
Grâce à ces tournées, généreuses elles aussi, dans un car bien trop, vaste pour nous deux, j’ai rattrapé le temps perdu dans les hôpitaux et lieux spécialisés, durant lesquels j’avais égaré la mémoire. Certes, on avait greffé une nouvelle existence à l’ancienne, et la conscience qui va avec, à ma vie antérieure mais, comme on dit au Piochet, faute de grives on mange des merles. Il n’était pas rare, paraît-il, que les chasseurs du Piochet vinssent fêter leur triomphe carabiné devant le comptoir du café. Les tournées généreuses ponctuaient l’événement, dont rendait compte le journal régional. Il avait le sens de la réclame, ce parrain.
Dans les travées de son antiquité roulante, à vingt places plus celle du chauffeur, sur les banquettes de cuir rapetassées, adoptant les rôles des personnages formant alors mon univers intérieur, changeant sans cesse de place, si le roi n’était pas mon cousin il avait au moins du coeur, et c’était mon parrain, mon tuteur provisoire et même un peu comment dire, une sorte de repère.
On a le repère qu’on peut quand le coquin de sort vous en a privé.
- Appétissante, cette crème, hein pitchon. Plus appétissante que certaines…
Il évoquait sa moitié et ne mesurait sans doute pas combien cet usage figuré avait de quoi m’effrayer : En effet, je traduisais immanquablement qu’il nous faudrait manger marraine, comme dans les contes d’ogres ou de croquemitaines. Je me demande s’il ne le faisait pas un peu exprès. Guérir le mal par le mal… C’était sa thérapie personnelle. Ma foi, ça ne me réussissait pas trop mal, justement…
Il se rattrapait au demeurant…
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- Seulement, elles vous mitonnent de ces bons petits plats et savent préparer de ces chichoumeilles au poivron et aux petits oignons à vous en pourlécher les babines. Tiens, Sophia, ressers m’en une assiettade. Et remets moi surtout des aubergines et des poivrons verts. Les tomates, on n’aime pas ça avec le petit. On se fait soigner aux petits oignons, hein pitchoun ? On va faire la course, voir lequel des deux arrivera le premier. Moi je suis Bobet, toi tu es Darrigade, celui qui est le plus fort aux sprints…
Tous les moyens étaient bons pour m’inciter à m’alimenter. Pour me lasser de l’avance, il geignait de sentir qu’il s’étouffait, de s’engargailler, comme on dit au Piochet.
- Faï doçamente, Charlot ! Hé, la reine-mère, ton panas c’est de l’estofado, disait-il en riant.
Et je faisais la course. On ne mange bien que ce qu’on aime.
Passé le seuil de la cuisine, avec son fourneau en fonte et son immense évier en étain, on pénétrait « le domaine à Dame Sophie », ma marraine, la comtesse Delermas, la Delarmette…
Quand parrain n’était pas là, il n’aurait su être que l’on me laisse en solitaire. Je la suivais dans les moindres recoins, les récantons comme on dit au Piochet, de cette simple maison de village, sans singularité particulière vue de l’extérieur, mais dont on découvrait, avec un oeil exercé, les merveilles, une fois familiarisé, si je puis dire avec les mystères et complexités de l’intérieur.
Elle s’en réservait tout le deuxième étage.
On y remarquait des placards à n’en plus finir, si vastes que j’eusse pu y jouer des après-midis durant s’ils n’avaient été remplis de babioles et de colifichets, de boîtes de ciseaux pleines à craquer de dés à coudre en or de Tolède, de dessins au pastel, de gravures de mode. Les garde-robes empestaient la naphtaline. Mais qui donc avait porté toutes ces frusques ?
Marraine ne jetait rien, ne donnait pas davantage.
Elle s’était fait aménager, par le menuisier du Piochet, un coin-travail. D’une vieille armoire inutile, l’habile homme avait retiré les portes, tapissé l’intérieur de pans de toile pissenlit. Sur les étagères devaient se ranger les tissus et travaux en cours tandis que des tiroirs, sur le bas, servaient de refuge aux patrons, constamment
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renouvelés. Des casiers, laqués de blanc, avec une baguette rose, complétaient l’ensemble. Elle y logeait le nécessaire, les revues de mode, les fiches de ses anciennes clientes.
Sur la droite, une case pour l’un des mannequins et, sur la partie supérieure du meuble, décorée de gravures champêtres, des portes coulissantes où s’entassaient les coupons divers. Un grand miroir se trouvait plaqué contre le mur, dissimulé par un rideau à tringle juste en face de la planche de coupe où traînaient des pelotes de velours, piquées d’épingles et aiguilles. La machine à coudre, en métal noir, était protégée par une espèce de volant, un reste d’étoffe inusitée, qui couvrait la partie inférieure. Vers le haut, elle utilisait un coffrage, du même bois que les tiroirs. Je me sentais bien dans ce domaine où régnaient le crêpe d’acétate, la soie mélangée, les cols boutonnés, les décolletés fantaisie, les poches plaquées ou revers de manche posés ça et là dans le plus noble désordre, marraine dotée d’une mémoire phénoménale, trouvant sans chercher tout ce qu’il lui manquait. De plus, je me sentais privilégié, on est un prince ou on ne l’est pas, étant le seul être masculin qu’elle autorisât à pénétrer cette partie de la maison qui, selon moi, devait déboucher sur un château.
Elle s’exclamait, d’un ton jovial qu’on ne lui connaissait pas dans les parties basses de la maison, le rez-de-chaussée et son café – a fortiori la cave à vins, laquelle servait de cellier ou garde-manger.
- Tu ne devineras jamais ce que marraine va faire avec ce coupon de toile : un foulard ! Et un foulard pour qui ? Pour un petit garçon. Et c’est qui ce petit garçon ? C’est mon Re… heu mon Nénou…
D’un foulard, j’en faisais un étendard, un gonfanon, un panache immaculé. Elle évitait le rouge, ne connaissant que trop bien mes phobies, passagères heureusement. On m’attendait sur les lices. Un tournoi se préparait. Mais quelle serait ma dame ?
Son refuge avait dû être pimpant et sûrement très pratique. Toutefois, la comtesse avait tant d’occupations et de soucis de gestion qu’il lui était devenu impossible de cultiver sa véritable
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passion de manière suivie. Elle commençait le dos d’une veste légère de laine, accordée avec sa jupe noire d’automne et s’arrêtait au beau milieu du devant, après avoir cousu un fond de poche à tricot. Elle se levait, contente d’être exaltée, prétendant n’avoir jamais réussi d’aussi mignon… Et, le lendemain, au moment d’attaquer les manches ou l’encolure, elle s‘emportait contre elle-même, sous prétexte que ça n’allait pas du tout, que les boutonnières n’étaient pas sur le même rang, que le fond de poche était trop épais, qu’elle n’obtenait pas le nombre de mailles requis… On est nombreux comme ça dans la vie à se lancer dans des projets qui nous enthousiasment et ont tôt fait de faire long feu.
Sauf qu’elle ne bénéficiait que rarement de plages de travail continu, à part le dimanche justement en début d’après-midi où son homme allait au stade. Personne ne l’aidant dans la maison, elle n’avait plus le temps de ranger, de récater comme on disait…
Il lui fallait un bon quart d’heure avant de reprendre espoir. Ainsi, la salle de couture ressemblait-elle à un magnifique capharnaüm de tissus disparates et de toutes dimensions que je contemplais, enregistrais et manipulais avec un intense plaisir.
Ma mémoire aussi est un étrange capharnaüm. J’essaie tant bien que mal d’y remettre de l’ordre.
Pendant que je jouais avec les morceaux de tissus, marraine se faisait volubile. Parlez, parlez, il en restera toujours quelque chose. Férue d’ancien régime, elle ne se privait pas, pour orner sa solitude, d’évoquer à mon intention les réceptions d’avant la révolution dans les baronnies des alentours. Je n’en retenais pas grand-chose et pourtant certains détails m’accrochaient. En fait, elle glissait de temps à autre vers ce « pas toi » régional dont on lui déconseillait l’usage.
Elle parlait vite, à l’espagnole. Elle avait beaucoup lu en pension et probablement beaucoup rêvé, se figurant des ascendants nobiliaires qu’elle ne prit jamais le temps de vérifier, sous prétexte de début de son nom qui sonnait comme une particule.
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C’était par elle que devait s’ouvrir la poterne qui mènerait au château caché.
Cette maison en effet, je n’en voyais la fin. Elle plastronnait sur la place mais s’allongeait en partie, la supérieure justement, vers la rue de derrière, qui ne portait pas de nom à l’époque. Le facteur devait mémoriser celui des habitants.
Tout le haut, sous les combles, servait aux greniers qui partaient des chambres. Parrain, qui n’y montait jamais, parlait à ce sujet de foutraille. On y conservait des « touailles » à volonté, des meubles le plus souvent déglingués, des montants de lits, des fantômes de dais, des courtines de baldaquins, un globe de mariage, un gramophone et des vieux disques soixante et dix-huit tours, très lourds, en cire noire (Tout va très bien, madame la marquise…). Je l’interrogeais au sujet des objets qui m’intriguaient : des bougeoirs à toutes fins utiles, des vieux jouets en bois écaillé (devinez pour qui ?), des tapis épluchés, des tableaux bucoliques éventrés ou mafflus, des couvertures grises, que sais-je encore, tout cela sentant le moisi, la fin de carrière et le temps révolu qui ne reviendra plus.
C’était la caverne d’Ali Baba et j’y puisais le début de mon trésor, d’objets mais aussi de mots. Marraine en effet me laissait m’approprier ce qui pouvait se manipuler et conserver : petites réclames lithographiées sur tôle gaufrée vantant les mérites d’un sirop, éventails publicitaires notamment concernant le chocolat Poulain, cartes postales brodées, des calendriers surannés mais charmants ainsi qu’il sied à un prince. Un collier pour chien devint le fleuron de mon petit trésor, augmenté de certificats de bonne conduite, des noeuds de rubans, des croix d’honneur, des images et des bons points. Et puis des livres de compte, des tas de livres compte, à l’encre bleue, avec des chiffres et des lettres, des pleins et des déliés.
Sur les étagères, quelque peu inaccessibles, en bois et couvertes de poussière d’un autre temps défilaient mes préférés : un téléphone de table avec un socle en fonte, une pendule en marbre, une lampe à pétrole avec son globe de verre ciselé, une balance fléau à bras égaux sur colonne et boîte en acajou, un ancien moulin manuel à épices…
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Enfin, un grand coffre tout plein d’objets hétéroclites dont on m’expliquait l’ancien usage : porte savon en faïence avec bergères et moutons en bleu, nécessaire à ombrelles avec poignée supposée en argent, personnages de pièces-montées en céramique, figurines typiques de Languedoc en terre cuite, santons, un soufflet de forge, un petit écrin à bijoux avec couvercle de nacre et médaillon doré, un vaporisateur sentant encore la lavande, j’en oublie qui n’ont sans doute pas retenu mon attention. Mon goût de la chine, des choses anciennes, me vient sans doute de là.
Dans un coin, pieusement recouvert d’une bâche, une poussette et à l’intérieur, un poupon.
Je rapportais ces choses précieuses à mes yeux, une ou deux seulement à la fois, dans ma chambrette. Elle jouxtait, outre les chambres des époux - ils avaient renoncé au sommeil commun sous prétexte de ronflements réciproques, une sorte de petit débarras qui m’inquiétait au début mais dont je m’emparais au fil des mois pour y receler mes biens. Marraine m’avait trouvé un travail : faire l’inventaire de mes nouvelles acquisitions. Cela me faisait travailler non seulement le vocabulaire et l’orthographe mais l’écriture dont j’avais quelque notion apprise durant ma vie antérieure. Je faisais beaucoup de taches et de pâtés ce qui fait qu’elle me nommait son petit pâtissier.
Mes objets étaient rangés, par terre ou sur des étagères, accompagnés d’une légende sur leur provenance.
Marraine dictait, corrigeait, reprenait, et le miracle était que je ne me lassais point de cette activité qui prenait au final des heures. Mais quel bonheur à la fin d’ajouter l’objet ainsi nommé à la collection !
Petit moulin à café en métal laqué. Acheté dans un bazar à Lourdes en 1955. Prix 10 francs environ.
Ou encore : Judas optique à champ visuel intégral. Acquis chez le quincaillier Barascud, de Clairmont le bourg, en 57 (c’étaient les années fastes, encore). Deux francs, à peu près.
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Poupée de porcelaine en robe de tulle (ma préférée, Charlie se moquait). Gagnée à la fête du Piochet par Charles Rossignol. Année inconnue. Aucune valeur.
C’est moi qui insistais pour que figure le nom de l’heureux gagnant.
Il m’arrivait de m’absenter en les contemplant, quelques secondes seulement. C’étaient mes objets et ce n’étaient pas les miens. Les autres, les vrais, que sont-ils devenus ?
Je les imagine sur le trottoir devant le café, lors de la vente aux enchères ayant entériné la déconfiture générale. Personne n’en eût proposé dix sous. Je donnerais une fortune pour les récupérer. C’est qu’ils me parlaient, ils parlaient à leur prince.
Au grenier, marraine évitait d’allumer ou alors l’interrupteur était cassé. La luminosité venait d’une minuscule lucarne ovale donnant sur les toits. Elle se dirigeait à l’aveuglette et sans l’ombre d’une hésitation rapportait ce qu’elle était venu récupérer : une photo un livre de prière, une fleur artificielle, une médaille ou un flacon. Son surnom de Chouette n’était donc pas usurpé même si parrain utilisait ce terme, avec ironie, dans son acception laudative : Elle est chouette notre Titine, hein ? La plus chouette c’est Lulu, pas vrai pitchoun ?
Avec son air dédaigneux et superbe, son profil régulier et ses cheveux longs et encore noirs de jais à l’époque, elle eût pu, à son tour, passer pour une reine de jeu de cartes. Pour parrain, il ne pouvait s’agir que de la dame de Pique, cet oiseau de mauvais augure. Quant à moi, en raison des réussites, et aussi sans doute parce que sa présence même me ramenait sur les voies du bonheur, je l’assimilais à la reine de trèfle. N’en conservait-elle pas dans on missel. Il ne lui avait point porté bonheur, à elle, assurément.
A moi, que pouvait-il m’arriver de pire en l’avenir ?
Son bonheur, faute de mieux, et pour quelques temps, c’était moi.
Les pièces sous les combles, m’attiraient certes mais avec prudence. Le temps passé dans le noir me mettait mal à l’aise,
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saurais-je un jour pourquoi ? La nuit, quand je ne parvenais pas à dormir malgré la veilleuse, je reconstituais les contours de ces murs cachés par des bonbonnes, des cadres de chaises cassés, ou d’un hamac déchiré en essayant de voir s’ils ne masquaient pas l’entrée du passage menant au château. Je l’avais bien mérité, j’en étais persuadé.
J’en rapportais des livres de classe disons plutôt des manuels scolaires qui auraient mérité de se voir révisés, complétés ou corrigés. L’expansion démographique, les modifications toponymiques, les redécoupages géographiques en étaient ignorés. Je décalquai les cartes. J’apprenais les noms des départements, des chefs-lieux, des sous-préfectures… Ces livres ne tenaient pas compte de l’histoire à venir quand je ne savais rien de mes histoires au passé.
L’école, justement, parlons-en. J’en étais naturellement dispensé mais cela ne pouvait durer éternellement. On fit une tentative vers la fin de l’année, trois semaines avant la sortie, dans la classe des tout petits. On m’avait bien conditionné. Je partis dès lors fier comme Artaban, dans la perspective de me dégoter certes des alliés, dans le meilleur des cas, une nouvelle famille.
Eternelle anxieuse, marraine me fit jusqu’au dernier moment de multiples recommandations. Toutefois, sur le chemin, passé la place et la boucherie fermée, en voyant tous ces écoliers bruyants et gesticulants, des bouffées de chaleur me montèrent au visage. J’avais de plus en plus de mal à respirer. Tous les enfants me regardaient, certains avec compassion, les uns avec curiosité, d’autres en se poussant du coude et en rigolant.
Le bon Charles avait dit, à voix basse, quelques mots à l’institutrice, laquelle m’ayant pris par la main, m’avait fait traverser la cour tout en invitant les élèves à se mettre en rang. Or, sur le seuil de la salle de classe, j’étais tombé dans les pommes, m’étais estavanit, expliqua parrain à sa moitié.
C’est à partir de ce moment s’occupa de mon éducation, ce qu’il commençait à faire durant les absences pèlerines de Sophie.
Alors l’école, en attendant une amélioration de mon état, on me la faisait à la maison.
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Le directeur, Monsieur Cadenas, suivait mes progrès, on envoyait mes travaux au docteur qui transférait à la clinique psychiatrique.
Et des progrès j’en faisais. J’étais très doué même. J’avais dû être très éveillé naguère. Il suffisait d’un peu de patience.
Vers la fin du mois de juin, j’avais réussi à m’asseoir cinq bonnes minutes sur un banc près du bon Monsieur Cadenas qui avait préféré s’occuper de moi. Mais à l’appel, il avait comme on dit couilladéjé, parrain disait déconné :
- Et toi pitchoun, comment on va t’appeler aujourd’hui…
Tous les visages s’étaient tournés vers moi et j’avais flanché. Le bon Charles, resté dans la rue à discuter Trois Six et anisette avec le gitan Patrack, n’en demandait pas tant.
C’était le jour à Lucette alors hein, les tables de multiplication je te les apprendrai dans le Berliet. Et nous voilà partis pour Lunas.
Il est un jour, juste avant la partie de cartes et le grand pèlerinage annuel, qui tranche du fait de sa valeur humaine et aussi pour l’impact qu’il eut sur mon retour à la norme si tant est qu’on puisse la définir avec précision : Parrain, pour blaguer, l’appela le jour de ma jesurrection…
Le crieur public ou le facteur, je ne sais plus, c’était peut-être le même, tenait ce soir-là mes voisins de table en haleine grâce aux pions extraits d’un sac de toile brune, une saqueta comme on dit au Piochet, lors de l’un de ces pittoresques lotos ruraux organisés entre l’Avent et l’Epiphanie. Je me tenais assis sur la banquette, le plus près possible du comptoir de zinc, très entouré me semble-t-il mais uniquement de grandes personnes, dont quelques résidents de la grand’place, et puis aussi de Françoise, la pépée du Piochet. Un foulard chamarré enveloppait ses cheveux d’un blond cendré, quelqu’un a dit vénitien dans la salle, son gros tricot de laine bleu tirant sur le violet lavande, couvrait un épais pantalon moulant de couleur orange. L’étudiant la couvait du regard.
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La tête penchée vers un carton feuille de chêne, je dispose, à l’initiative de la meilleure amie de marraine, la marchande de porreaux, des fabaos, petits haricots ronds qui font chanter la bufe (et bufa-z-y al trau) mais déchanter les nez trop raffinés.
La silhouette de l’homme en uniforme se découpe dans l’embrasure d’une ouverture dont on avait relevé les rideaux en queue de cheval. Il dispose les nombres avec méticulosité sur l’une de ces tables de marbre gris à support de ferronnerie que j’aimais à redessiner au crayon sur des vieux cahiers de commande à cause des formes contournées. Je venais de passer mon premier Noël au Piochet et avais reçu, en guise d’étrennes, un château en carton bouilli, qui m’avait moins enchanté qu’on eût pu l’imaginer.
Il était formé d’une enceinte de remparts mais le centre, la cour intérieure, déserte, se réduisait au donjon. Certes ne manquaient ni les tours de garde, ni les créneaux, ni le chemin de ronde ni même le petit pont-levis qui fonctionnait à l’aide d’une petite manivelle. Cependant, il était difficile d’imaginer qu’un roi, une reine et le petit dauphin puissent occuper un espace aussi modeste, au demeurant creux et sans décoration intérieure.
Toujours est-il qu’on s’était dit : ça le distraira - et occupés comme on va l’être, il faut bien quelqu’un pour le surveiller… On se rabattrait sur l’étudiant, au pire… Ca devait être le loto du jour de l’an ou de l’épiphanie, peu importe.
Lorsque je rentrais, ce dimanche de janvier-là, dans la grand’salle du café, le bon Roland exhibait son dindar, Laussel son panier garni, d’autres maudissaient la technique du boulégueur de sac et l’exhortaient à bouléguer toujours davantage. La plupart des clients partaient. Ne restaient que des familiers, ce qu’il en restait..
L’annonceur, le nomaïre ainsi que l’on dit au Piochet, décomposant les syllabes en trois notes de musique distinctes, se mit à bramer, à s’en rendre aphone pour le restant de l’hiver, des noms et puis des chiffres : Le papé (90), La mamée (89), Li gamba de ma gran (ça devait être le 11, tout comme la musique de Popian), L’homme fort (le 14, le roi Louis), 70 (Boom Boom ou l’année des rats, c’était la guerre du siècle d’avant), L’île singulière (c’était
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Sète/7), Il est tout seul/Es tot sol (Un ! Ou l’As ! ), La main du mesuisier (5), le canapé ou caracaca (44) et son petit frère le fauteuil (4). Certains étaient énigmatiques : Le pauvre malheureux (2), autochtones : St Antoine (le 17), érotiques : Sous la couette (69) ou Le petit trou (10), sportifs : Le chaudron (42), littéraires : Les voleurs (40), géographiques : Marseille (Le 13), et laborieux, très imagés : les deux pioches ou manaïdes (77). Biribiticuenti, c’était 55, dit également Coma qui lo birre (comment tu les tournes)…
On m’avait mis une fève dans la main que je devais placer sur une case correspondant au numéro sorti du sac. J’avais quatre cartons verts remplis de chiffres devant moi. La ligne fut vite pleine… L’annonceur braillait mes numéros que Françoise d’un côté, l’étudiant de l’autre, m’indiquaient du regard ou m’aidaient à poser sur le carton.
Les chevaliers laissaient jouer les écuyers et les servantes à la même table.
Au bout de cinq bonnes minutes, une clameur me tire de ma rêverie !
Soudain, un polyphonique «Quine !», retentit, à ma grande stupéfaction.
Avant que je n’eusse réalisé ce qu’il m’arrivait, parrain me soulevait et m’emportait dans ses bras tout en disant : Quel as, macarel ! Je le sais bien moi que ce sera un as, lou pitchounet ! C’est qu’il en faut de la veine dans la vie, a maï ! Allez, c’est ma tournée…
Et d’inviter l’assemblée à boire, à la gargaillette, de la liqueur de riquiqui mes amis.
Mais pour lui une Suze-Picon, pourquoi Picon parce qu’il aimait ça. Il était bien le seul dans le village, il fallait bien épuiser le stock. L’avait pas eu beaucoup d’intuition, cette affaire là.
J’avais gagné. On me le répétait. Et pas n’importe quoi. Pas des choses à manger… Forcément…
Une panoplie de chevalier, toute étincelante et qui imitait à la perfection la rigidité supposée du plus fin métal. Le même que j’avais contemplé dans une vitrine de Clairmont, lors du marché de Noël. Peut-être ma première sortie à l’époque.
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Avec un casque à visière et garni d’un superbe panache vert et bleu. Une côte de maille qui s’enfilait par la tête et puis l’armure que l’on attachait par derrière et qui se décomposait en deux parties : le haut, serré à la ceinture et large d’omoplates, et le bas avec des jambières renforcées aux genoux qu’on attachait à l’aide de cordelettes.
Ajoutez à cela un écu blasonné d’armoiries conquérantes, une épée d’argent assez épaisse mais facile à manier, une lance dorée enfin, plus haute que mes trois pommes sans les queues et qui devait être en caoutchouc.
- Il ne te manque que le cheval, me souffla quelqu’une.
- Je lui prêterai le mien. Justement, la jument vient de mettre bas.
- Tu entends, pitchoun, on te donne un petit poulain. Il te faudra attendre qu’il grandisse.
Le poulain de la boîte orange, où l’on puisait ma poudre à déjeuner…
- Oui mais pour grandir, il faut manger, précisa quelque trouble-fête.
Dans mon esprit c’était clair. Un jour, je mangerai le poulain pour qu’il grandisse.
Marraine et son amie la duchesse s’appliquèrent à me vêtir, non sans multiplier les gestes agacés afin d’éloigner les donzelles de mauvaise vie… On s’affairait. On me fit m’admirer devant la glace. Un vrai prince ! Terrifié à l’intérieur. Quelle tristesse !
On ne m’avait pas coiffé du heaume. J’esquissais sans doute une grimace que l’on prit pour un sourire, sous les acclamations d’un public tout acquis à la cause.
La quine ! La quine ! Il a fait une quine ! répétait-on de tous côtés. Je voyais ces visages réjouis, les uns secs et mal rasés, leurs compagnes aux joues plaines et hâlées, ces crânes dégarnis ou persistaient quelques fils de soie transversaux, ces doubles mentons et ces bajoues, ces nez monstrueux et occupés par une colonie de points noirs – et même la jolie Françoise, encore en état de grâce, avait parfois des expressions effrayantes quand elle riait…
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Si bien que c’est davantage pour exorciser mon épouvante que pour manifester ma joie que je lançai le premier cri spontané que l’on eût obtenu de moi depuis tant de mois sans avoir à m’inciter à l’ânonner. Un formidable Quiiiiiiine, prolongé et qui signifiait mon succès. Je ne savais pas trop ce qu’était exactement une quine mais c’était manifestement un mot magique puisqu’il rapportait des cadeaux.
Et comme les hourrah fusaient autour de moi, que Charles tapait sur l’épaule de l’étudiant au stylobille ; et que Françoise me couvrait de baisers avant que marraine ne s‘avisât de me récupérer, je répétais une douzaine de fois ce mot prodigieux qui me libérait de mon angoisse silencieuse - et par lequel se scellait ma réconciliation officielle avec le monde, celui des grandes personnes qui parlent, qui se disputent et font tant de mal aux enfants.
C’est à partir de là que je sortis de ma torpeur. Elle n’avait que trop duré. Quelques jours après, je suivais les parties de cartes…
En revanche, si je tente de me remémorer les pans estompés de cette fresque détruite à jamais effacée, tels les kilomètres avalés par le Berliet du Rossignol de ses amours, ce ne sont qu’images somptueuses de dames blondes tenant une coupe d’or, de chevaliers à l’étalon blanc richement harnaché, de barbus en armure brandissant une épée, ou de garçons bruns s’enfuyant d’une forteresse avec un gros médaillon. L’univers, durant mes absences, exigeait la magnanimité d’un prince et ce prince était un enfant. J’étais l’enfant prince d’un monde qui ne respectait pas les enfants.
Dans mon for intérieur, une automobile devenait un démon que je terrassais par la simple puissance de ma volonté. Je restituais les vilains engloutis par ses oreilles articulées. La machine à coudre, avec son pied-de-biche devenait l’instrument de torture des vils nains toujours prompts à nuire. Le fort mistral freinant la marche prudente des commissionnaires n’était que l’invisible génie qui donne tant de fil à retordre à son altesse. Ah, l’on peut dire que je m’acquittais de mes devoirs chevaleresques et princiers durant ces semaines de
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silence. Je me sentais d’une disponibilité permanente aux malheurs de mes sujets, y compris la nuit, surtout la nuit.
En leur prodiguant mes efforts, en leur rendant les services qu’un souverain prodigue à son peuple bien aimé, ne finiraient-ils pas à renoncer à cette malice, à cette perversité, voire à la vilénie qui les poussait à persécuter les enfants ?
Les conditions de mon arrivée demeuraient un sujet tabou. Je ne m’appelais pas René, on l’aura bien compris. René aurait dû être le nom d’un autre enfant perdu par le couple, quelque trente années auparavant, durant la grande guerre. Rien à voir avec l’histoire de l’accident. Ce René-là on l’avait enterré quelque part, la nuit, au pied d’une colline couverte à présent de vignes, parrain ne se souvenait plus laquelle. Il devait s’agir d’un mort-né ou d’un enfant anormalement constitué… Et en temps de guerre…
Mon vrai prénom, je ne l’ai appris qu’incidemment. Un petit voisin me l’a révélé, à son insu d’ailleurs, le jour de mon départ…
Je me tenais devant la porte, attendant le véhicule, très en retard au demeurant, qui devait m’emporter vers ma nouvelle destinée. Je ne doutais point qu’elle répondît à mes aspirations. Charles ronchonnait, marraine pleurait, l’étudiant me parlait, me montrait des images, s’efforçait de me rassurer, de m’encourager…
Il pleuvait, une pluie chaude et douce, une pluie de vendanges précoces…
L’enfant, l’autre enfant était sorti, épouvanté, de chez lui, il avait dû commettre quelque grosse sottise. Il ameutait, affolé, les résidents de la grand’place désertée, en criant à qui voulait l’entendre :
- Au secours… Venez tous. C’est grave là dedans ! Ca va sauter ! Le gaz venez vite ! Le gaz, là haut, il s’en va, on le sent, il faut faire vite, le gaz s’en va, je vous dis, le gaz part, le gaz part…
Ce jour-là, mon nom je voulus bien l’entendre…
Et je ne le confiais à personne.
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(Vingt-cinq ans plus tard ou)
LE VALET DE CARREAU
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Gaspard, ce prénom en vaut bien un autre…
Gaspard, oui toi Gaspard, qui nous aura bien négligés depuis que tu nous as quittés, afin de suivre une scolarité un tant soit peu normale, avant que de céder à la tentation d’une vaine gloire dont tu paies à présent les contrecoups.
Gaspard que nul ne nomme ainsi, on t’appelle Jimmy ou Buddy ou Pete, peu importe, de sorte que je me sens l’âme d’un fantôme parlant à un autre fantôme, moi le nom ne dit rien, ne dira jamais rien et ne doit absolument rien à personne.
Gaspard comme cet autre orphelin, célébré par les poètes, au destin prodigieux et terrible, dont je t’ai un peu parlé mais ton esprit regardait déjà vers ailleurs…
Tu auras oublié la majeure partie de ces images, recomposées à ton intention et qui auront formé une nouvelle parenthèse dans ma morne vie d’éternel étudiant.
Un impressionnant flash-back, comme on dit de nos jours et même au Piochet, dont je suis venu à bout, moi dont le métier n’est pas d’écrire, et qui aura malgré tout tenté l’expérience pour toi, Gaspard, mon petit frère de coeur.
Gaspard, mon jeune ami, Gaspard qui ne m’auras jamais désigné par mon nom véritable parce que toi et moi-même sommes des êtres sans signature propre, ne le sais-tu donc pas ?
Toi dans la splendeur, moi dans l’anonymat.
Cet étudiant, ton vieil ami Hector, Hector Pairson, un nom que l’on n’invente pas, ton ami Gaspard, à qui nul ne saurait imposer de se taire ainsi qu’on te l’a vu faire, impérialement, dans ce film dont les images sont parvenus jusqu’à notre salle municipale,
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aujourd’hui fermée… Tu y interprètes cet as du volant, qui entre deux prises, mâchouillait un arrogant chewing-gum tout en buvant du scotch devant un public plutôt féminin et d’avance conquis… Un as décédé dès la fin du tournage. On meurt beaucoup dans les films, tout comme dans les livres. Hector : Ton seul et véritable ami Gaspard, ton Hector qui n’en peut plus de se terrer indéfiniment dans le dédale de ta mémoire en ruines…
L’heure est proche en effet où il me faudra divulguer ce que je sais de ton enfance, laquelle a fini par avoir raison de ta santé mentale, et te ronge à présent, telle la rouille sur les machines agricoles laissées à l’abandon dans les nombreuses bicoques hantant les vignobles dont on arrache à tour de bras les rudes pieds.
Gaspard oui Gaspard mon seul et unique élève, que je me faisais une joie de rejoindre, une fois cette reconstitution parachevée, et qui aurais compris, en le sillonnant de ta lecture, quel attachement me liait à ta personne, du fin-fonds d’une existence par trop vaine, et combien j’avais souffert de ton mutisme assumé depuis que le succès t’a conduit au pire…
Gaspard, le seul être au monde pour qui il m’ait été donné de servir quelqu’un…
Gaspard qui nous fus si cher, et qu’on nous enleva parce que ton départ devenait inéluctable, certes en raison des vicissitudes traversées par le couple infernal, on ne badine pas avec l’administration fiscale. T’en souvenais-tu. Sont-ils encore présents dans le générique de ta vie ?
Gaspard, toi qui fus baptisé ainsi à cause d’un pari stupide entre copines et copains d’une même bande de l’époque, parmi lesquels se trouvait le prétendant malheureux d’une merveilleuse créature, à la grâce souveraine, Gaspard, au sourire désarmant, au regard envoutant, et qui ne tarderait pas à te donner le jour…
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Cet enragé, qui t’aura fait endurer la séquence la plus terrible de ton enfance, la plus effroyable que l’on ait pu soumettre à un petit être sans défense, à peine en état de réaliser quoi que ce fût…
Ces copains de toujours, des villages des alentours du Piochet, un peu trop gais ce soir-là, avaient retourné la première carte du paquet, vers la fin d’une surboum arrosée, durant laquelle les plus âgés enterraient leur vie de célibataire : ce fut le huit. Les enfants à naître porteraient, à l’initiale du petit nom, la huitième lettre de l’alphabet. Les participants promettaient de se retrouver tous les cinq ans. Tu échappas à Gaétan, à Guillaume, à Gabriel, qui n’eût pourtant pas déplu à notre pieuse Sophie. A Ghislaine, Guilaine, Georgette, et Gaspard t’échut, ce prénom marqué d’un sceau fatidique. Et pourquoi pas ? avait rétorqué ta future mère. Il en est de plus ridicules… Quelqu’un lui avait surenchéri : Gaspard, comme ton grand-père. Et l’apprenti boucher avait ajouté : Tout comme le mien. Tu vois que nous sommes faits l’un pour l’autre. A cette époque, elle avait répondu Eh oui, en riant de ravissement. C’est qu’il était très beau, le chanteur de twist, un physique de jeune premier, il l’avait subjuguée… Elle avait seize ans mais à cette époque les chanteurs ne faisaient pas dans la dentelle : Aznavour interprétait « Viens, Donne tes seize ans » et l’un des rois du rock « Sweet little sixteen ». Daniel Gérard, l’un des premiers à lancer le rock en France : « Seize ans Je sais que tu mens Seize ans Tu n’as que quinze ans ». Voilà ce que l’on entendait sur les ondes. Et personne ne s’en offusquait. Autres temps autres moeurs.
Ton concepteur, Gaspard, cet être admirable d’abnégation et qui t’a élevé, après ton départ, au grand détriment de sa vie sentimentale, ton père Gaspard, et qui déjà nous a quittés cela fait à présent quelques mois, appelons le James, troubla cependant l’harmonie du groupe, de façon inopinée, avec ses airs de crooner gominé et son goût pour l’Indian-tonic, parce qu’il s’apprêtait à travailler pour une firme familiale venue d’outre-Atlantique…
C’est qu’il avait croisé, dans une rue puis dans un bar de la grand’ville, la plus jolie fille du Piochet, bien avant la Françoise, et ce fut, comme on dit partout dans le monde, le coup de foudre.
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Il avait des accointances dans le milieu de la mode. Elle avait de l’ambition et des atouts à faire valoir. Comment la toute jeune et nouvelle fiancée d’un petit commerçant de village eût-elle pu résister à des promesses persuasives et concrètes de vraie vie ?
A travers le rejet de l’un, on assassinait une langue.
Et bien plus encore. On en adoptait une autre…
J’eusse préféré bien sûr continuer à me cacher derrière l’écran de la fiction et raconter jusqu’au bout cette histoire, ton histoire mon cher Gaspard, comme si elle émanait de tes propres souvenirs et non des fruits verts de mes ingrates enquêtes dont je n’ai rapporté que de maigres résidus. C’eût été un magnifique présent de retrouvailles : un condensé de ton passé, que l’on t’aurait restitué au moment où tu semblais en avoir le plus besoin. Depuis ce stupide accident de voiture, un peu avant le décès de ton père, qui t’a rendu quasiment infirme, dont on a bien cru que tu ne te remettrais pas et qui a réveillé tout un pan du passé que tu t’étais efforcé d’occulter, depuis tant d’années déjà…
Laisse-moi croire que ce n’est pas vrai, Gaspard toi devenu si fort, à qui la célébrité enfin souriait, qui paraissais indestructible, aguerri par les multiples vicissitudes de ton existence particulière, surprotégé enfin par un entourage attentif et bienveillant…
Car on me laisse entendre que tu serais miné de l’intérieur par cette bourrasque qui s’est réveillée au plus profond de ton esprit depuis la disparition, en partie consécutive à ton accident, de celui qui t’aura tout sacrifié, ton père Gaspard, le véritable, comme pour expier les atrocités de l’autre, Gaspard, cet enragé et ce boucher…
Entends-moi bien Gaspard, ce que j’ai entrepris, afin de te complaire et de t’aider une nouvelle fois à mon tour, ne rimerait à rien si cet écrit demeurait lettre morte, s’il restait à jamais sans objet, si tu n’étais plus de ce monde afin de l’instituer dans sa raison d’être.
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De sorte que je ne renoncerai pas à cette tentative, maladroite je l’admets, parce que l’on ne passe pas à côté d’un être tel que toi sans en être marqué à vie, sans se sentir investi d’une mission cruciale : consigner quelques-uns de ces menus faits, de ces insignes propos, de ces humbles histoires que tu n’as plus eu le loisir de te remémorer sinon de manière parcellaire et qui n’eussent rimé à rien si nul n’en faisait matière à oeuvrer…
Et dont je suis convaincu que tu as tant besoin à présent que tu te crois, sans doute à tort, c’est du moins ce que j’espère, condamné.
Eh bien cette force morale qui, en ces moments difficiles, te fait défaut, je viens te l’offrir. C’est même la raison pour laquelle il me fallait décliner mon identité, afin de m’adresser directement à toi…
Je travaille sous le poster de ton unique disque, avec ton groupe d’alors, quand tu croyais en notre langue, quand tu t’imaginais qu’elle traverserait les frontières, ferait fi des mers et des océans, que seule la qualité propre à ta musique suffirait à assouvir ta soif de nouveaux espaces, je reste l’un des seuls Gaspard, sinon le seul, à comprendre pourquoi…
C’était au tout début de ta carrière, le début des illusions.
Je ne renoncerai pas, Gaspard, toi que le monde que tu fréquentes appelles d’un nouveau nom à résonance anglo-saxonne qui sonne évidemment mieux que ton patronyme véritable, trop « francitan » (ou « occifranc », ce serait même mieux), si je puis dire, ce qui aurait été ridicule pour le seul acteur d’origine française capable de parler couramment la langue de Shakespeare, de Melville et de Faulkner.
Les conseils de ton père avaient du bon…
Je ne te reproche rien. Tu as épousé le sens de l’histoire, à tort ou à raison, cette dernière jugera. Au demeurant, le patois (tu te souviens : le pas toi ?) du midi n’était ton fort ni trop le mien. Te suggèreront-ils quelque chose, ces vocables que j’ai sauvés à ton intention afin de susciter quelque réminiscence ? Qui suis-je d’ailleurs pour te juger ? Un fantôme du passé ? A peine…
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Je ne renoncerai pas, même si le temps se mettait à presser, à plus fortes raisons même, car j’ai l’intime conviction, l’inébranlable certitude, que tu n’auras rien à craindre tant que cette histoire, Gaspard, ton histoire, ne sera point parachevée.
C’est stupide, irrationnel, absurde sans doute : je crois fermement que ta vie tient au fil de cet écrit qui s’est fait un tant soit peu récit.
Les excès de tous ordres, depuis que tu partages le lit de la renommée, excès que je soupçonne mais dont j’aime mieux faire abstraction, n’y changeront rien.
Tes aventures, tes « fiancées » supposées, cette cour de jeunes gens qui t’entoure et fait jaser dans les tabloïdes, ces procès qu’ont te colle régulièrement sur le dos afin de te soutirer un peu de ta bonne fortune, tes frasques d’incorrigible noctambule, ont-ils plus de consistance que les chimères nobiliaires de celle que tu as nommée, un peu plus d’une année durant, ta marraine. Elle l’était au demeurant, contrairement à cet impie de Charlie.
Les envieux dénigrent. Il faut que les médiocres vivent. J’en suis la preuve incarnée.
L’envie en moins. Je ne suis en rien séduit par l’esprit de compétition généralisé dans lequel tu te retrouves par la force des choses, suscitant il est vrai l’idolâtrie et l’hystérie collective mais aussi son revers de haine, l’envie et tout ce qui s’ensuit.
Quand tu liras cette chronique des treize mois sans doute bannis de ta mémoire, et je me persuade que tu l’auras lue très attentivement, il ne saurait en être autrement... tu te demanderas comment j’ai pu me glisser dans la vision d’un monde perçu à travers tes yeux.
C’est qu’en chacun de nous sommeille, sinon un Gaspard, du moins un enfant qui n’en finit jamais de guérir car, on le sait tous, on guérit rarement de son enfance et ceux qui en sont guéris sont les plus malades et nous font encore plus peur.
Plus prosaïquement, j’avais pris un nombre considérable de notes à l’époque, à toutes fins utiles, sur les fameux carnets qui
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t’intriguaient tant, et grâce auxquels je t’initiais aux principes de la bande dessinée. Un pouce qui glissait sur une épaisseur de feuilles et Mickey ou Donald s’animaient sous tes yeux ébaubis. Si j’avais pu savoir que les studios Disney auraient payé à prix d’or ta signature, ton look et ta voix…
Un cavalier chevauchant vers son château tandis qu’on remontait le pont levis et qui sautait in extremis dans la cour d’honneur au grand dam de ses poursuivants !
Et les grimaces du vieux Roland, grossièrement esquissées…
Je m’étais, quant à moi, naïvement lancé dans de vaines études de psycho, avec option pédiatrie, car si le monde des adultes passe pour bien étrange aux yeux des enfants, l’inverse n’est pas moins vrai. J’ai vite changé de voie : elle me conduisait à considérer mes semblables selon les critères rigides d’une nomenclature restrictive.
Or j’estime, peut-être me trompé-je, que la personne humaine, pardon pour le jeu de mots, est bien trop nuancée pour se voir bornée à quelques estampilles réductrices. Peu m’importe dans quelles cases les instances psychiatriques t’eussent rangé. C’est à l’endroit où tu leur échappais que tu m’importais.
Sous mes airs défaitistes, je demeure l’un de ces humanistes dont on rit sous cape parce qu’ils paraissent anachroniques, à l’heure des prouesses génétiques, des avancées de l’astrophysique et des réseaux télématiques en prise directe sur l’international. Je n’accepterai jamais de reléguer des êtres qui pensent et souffrent sur le même plan que les objets étiquetés conservés par notre Sophie comme pour conjurer, pour différer, pour occulter l’inéluctable mais t’en serais-tu souvenu, Gaspard, sans cet écrit ?
Et puis je t’ai toujours observé, pas mal écouté, quelquefois interrogé durant tes six derniers mois au Piochet. T’ayant un peu remplacé, vers la fin de ton séjour auprès de Charles et Sophie, j’ai pu m’introduire au coeur de leur intimité. Bien sûr la maison me
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semblait bien plus exigüe qu’à toi, tout comme la salle du café avec ses six tables de marbre, à quoi se limitait ton univers…
Certes, je ne m’allongeais pas sous les tapis comme il t’est arrivé de le faire, elle ne répondait pas à mes caprices, mais j’ai pu les consoler, leur parler de toi, partager leur chagrin et analyser leur manière de vivre sans savoir qu’un jour, j’en serais conduit à en user de la sorte, pour une juste cause, dirons-nous.
Pour le reste, j’ai librement interprété. Je ne suis pas sûr que les expressions typiques du dialecte local aient été exactement celles que tu fus amené à entendre. J’ai choisi les plus courantes. J’ai moins cherché à te fournir une représentation fidèle qu’une représentation plausible de ton séjour.
J’ai sans doute trop resserré la composition. C’est que je me suis pris pour un artiste, afin de me mettre au diapason et ne pas paraître trop… provincial.
Pour la suite, ce qu’il me reste à te révéler, je me suis pas mal informé, j’ai fait jouer des accointances, je me suis arrangé pour inspirer la compassion, j’ai raconté mon histoire, parfois j’ai comblé les trous manquants mais toujours dans le sens de l’hypothèse la plus vraisemblable.
Car, ce que tu ne saurais t’avouer, selon le rôle que je t’ai prêté au sein de cette histoire, la tienne Gaspard, et pour une moindre part la mienne, ce que tu ne subodores que de façon très vague et intuitive, je vais tenter de t’en dévoiler l’essentiel, oh sûrement pas tout de go, et dans ses grandes lignes seulement.
Tu verras ce que tu peux en faire, si la vérité te fait du bien ou si tu es incapable de l’assumer. Tu as encore le choix, la faculté de choisir et je suis certain que ta décision sera la bonne. Tu glisses vers le pire et je te propose de remonter le courant. Ca doit valoir le coup…
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Un tel sujet exclut, tu me l’accorderas, de telles velléités de précipitation. La vie, ta vie, n’est pas un clip publicitaire, à ingurgiter entre deux émotions, à l’instar de ces pilules qui vous requinquent un homme en moins de deux et vous le démolissent en moins de sept.
Avec quel transport je me suis replongé dans notre bon vieux temps. Les vertus du passé nous aident à voir plus clair au sein des obscurités du présent. Il ne m’a pas été facile de rasséréner quelques tours idiomatiques que je maîtrise d’autant moins que je ne suis pas originaire du midi et que je n’y suis revenu que récemment, fonction publique oblige !
Je n’apparais dans cette histoire que comme une vague silhouette au carnet, l’un des témoins du jeu de société, lors de le fête des rois, la fameuse scène du loto, dont tu n’as sans doute jamais subodoré que j’en étais l’instigateur et le maître d’oeuvre. J’étais venu quelques semaines plus tôt, au moment où tu commençais à émerger de ta léthargie, j’allais presque dire ton hibernation.
J’ai toujours pensé que tu avais en quelque sorte prolongé cette prime période de l’enfance qui se termine aux environs de notre quatrième année et dont nous ne gardons aucun souvenir précis, en tout cas très incertains.
A cette époque-là, j’étais très mal vu au village. Je passais pour l’intello, celui qui étudiait les travailleurs mais n’était pas capable de leur donner un coup de main à la vigne. Chez les miens, on me reprochait d’être une bouche inutile. J’étais ce que l’on appelle un marginal, voire un original - je faisais simplement des études de sciences humaines à la mode : psycho, socio et ethnologie.
A la fac, c’était l’inverse. Je faisais sans doute trop rural, je n’étais pas un fils de privilégié, je me formais moi-même. Je me réfugiais dans la solitude, plus rassurante. Au village, on me prêtait des desseins malsains. Tout cela n’était pas très catholique, eût pu proclamer celle que tu nommais ta marraine, Sophie Rossignol, née Delermas, en fait ta grand-tante, Gaspard. Ta seule famille, si l’on excepte le malheureux auteur de tes jours et ceux qui t’ont lâchement laissé tomber, ses parents en fait. J’y reviendrai.
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Il est vrai que je n’ai jamais été gâté par la nature : plus petit que la moyenne, d’une maigreur christique, chevelu, barbu, moustachu - on soupçonnait une malformation faciale, disons labiale, que je tentais de dissimuler derrière les poils dégarnis d’une barbe sauvage, moins fournie que les buissons épineux des hostiles extumescences à l’entour. Nul ne cherchait ma compagnie. Il faut dire que j’avais développé, avec le temps, une phobie viscérale du groupe. Des étouffements, des rougeurs inexplicables, des vertiges, bref une hypersensibilité à l’approche des autres. Cela remonte à la guerre, et à la libération, quand on est venu arrêter mes parents que des gens bien intentionnés voulaient lyncher. J’étais petit mais on me l’a tellement répété. Or ceci est une autre histoire…
De surcroît, ma voix était douce, lente, parfois hésitante, à la limite du bégaiement. J’agaçais, d’autant que, dans le midi, on parle peu mais très vite, et toujours pour du concret. Tu aimais bien ma voix, au contraire. Elle te rassurait. C’est ainsi que marraine, au début méfiante, m’a petit à petit laissé me rapprocher. Et que je peux encore aujourd’hui témoigner. A part moi : Qui d’autre ?
Ah, que ne se réduit-on parfois à sa voix, lorsque le reste est de trop.
Tu le sais d’autant mieux qu’un article t’a surnommé Voice, tout simplement, une identité de plus à ton actif…
Aux trois jours, je fus exempté du service. Les raisons ne manquaient pas, à commencer par les moeurs que l’on me prêtait - à tort, mais la bêtise et la méchanceté humaine n’ont pas de limites quand justement on ne cherche pas à les comprendre, les accepter, les transformer…
Dans la chambrée on entendait : « Personne est réformé », en jouant sur l’ambiguïté sémantique. On m’a persécuté toute la nuit. Je n’ai jamais eu aussi peur de ma vie.
Quand j’ai obtenu mes diplômes, j’étais trop timide pour embrasser une carrière universitaire. J’ai travaillé dans des écoles privées. Malheureusement, le courant ne passait pas avec les parents. On me cherchait des noises. On a déposé plainte contre moi, sous des prétextes irrecevables et pourtant suffisant pour susciter une injuste
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rumeur, pour défaire une réputation. Je suis retourné aux études. J’aime l’homme dans ce qu’il a fait de grand, pas les hommes mais qui les aimerait au Piochet ? - à quelques exceptions près ? Je vis seul, paisiblement et chichement du maigre pécule que m’ont laissés mes parents.
Toi, Gaspard, mon petit frère adoptif, je t’ai tout de suite considéré comme un double en plus jeune, et qui aurait vécu, en une journée, des signes patents d’inhumanité dont j’avais à subir les assauts moins terribles car davantage dilués dans le temps.
Assez parlé de moi. Venons-en au fait, à ce qui t’importe en premier chef. Parlons plutôt de celle qui t’a donné le jour, à, propos de qui on a tant gardé le silence autour de toi et jusqu’à une époque récente, par crainte des risques de rechute, Gaspard – et que la plaie ne fût point totalement cicatrisée.
Elle passait la majeure partie de ses vacances dans le midi, dont le climat convenait mieux à sa santé, prétendaient ses parents qui passaient pour des globe-trotters émérites. Elle y prenait des bains de soleil. La mer n’était pas si loin. Elle s’était assez rapidement fait des copines et copains parmi les jeunes du village.
Elle était si jolie, comme disait une chanson à succès..
Il n’était pas mal non plus le fils du boucher. Il ressemblait à un chanteur de l’époque dont le nom ne te dirait rien même s’il l’avait quelque peu américanisé. Toutes les filles se disaient folles de lui. C’était un bon parti, tu penses, au Piochet. La boucherie familiale finirait bien par lui échoir. Et puis il parlait bien, si bien, trop bien… En patois parfois… Il faut se méfier des gens qui parlent en général, tu en sais quelque chose toi qui n’a pas dû dire cent mots en l’espace de six mois.
Bref ils s’étaient plu.
Jusqu’à son examen.
Elle en imposait avec son accent de la capitale, quoiqu’originaire de la grand’ville, un accent d’un autre monde. Le fils du boucher, de son côté, usait à discrétion de ce fameux patois rural dont j’ai recueilli maints exemples sans trop me préoccuper de l’orthographe, coquin de dio…
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Combien de fois les commères, femmes ou hommes, ne les ont-elles pas dénoncés, qui flirtaient du côté du stade, peu éclairé en nocturne, à cette époque…
Ils étaient jeunes alors…
Toutefois, elle venait de moins en moins souvent, forcément. Elle lui écrivait pourtant… On se téléphonait peu à l’époque. Lui l’attendait, il sortait, avec des filles, mais c’était elle qu’il aimait, ta mère Gaspard… Elle ne l’a pas toujours été, tu l’as bien compris…
Car peu de temps après son diplôme, il y eut cette rencontre providentielle ou fatale avec celui qui t’a conçu, Gaspard, j’insiste sur ce point… Ils étaient quelque peu du même monde ! Il avait tant de relation de surcroît. Elle caressait le rêve de devenir un de ses mannequins qui faisaient la couverture des magazines féminins.
Elle avait de la classe, un sourire, un regard. On la baptisa : le Look !
Twinnie, le Look, the Smile, the Style…
Tout le monde qui voulait réussir anglicisait son nom à l’époque où fleurissaient les Sandie, les Sheila, les Diana…
Elle s’imposa rapidement. Elle était libre de toute attache. Ses propres parents, la voyant sur le chemin de la réussite, avaient décidé de partir à l’étranger, au fin fond de l’Afrique. C’était leur rêve de toujours. Ils avaient pourvu à son éducation. Ils avaient fait leur devoir. Elle pouvait se débrouiller sans eux. Elle était responsable à présent. D’autant qu’ils n’approuvaient pas ses choix de vie. S’ils l’avaient naguère envoyé si souvent en vacances au Piochet, chez sa tante, c’est justement parce qu’ils prospectaient afin de trouver le lieu correspondant à leurs aspirations. On ne les a plus beaucoup vus en métropole. Ils ne se sont même pas déplacés pour l’enterrement.
Twinnie, la dernière fois qu’elle est descendue dans la région, elle posait pour les bas de luxe Nur Die - j’ai retrouvé l’image, sauvée du désastre dans un magazine. Elle était venue embrasser sa tante, ta marraine Gaspard, dans l’une des ces bagnoles
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décapotables où s’entassait la jeunesse dorée de la sixième décennie. Elle est passée en coup de vent à la boucherie sous les yeux des clientes ébaubies. J’y étais aussi pour une course, j’étais ébloui, tu penses…
Que vouliez-vous qu’il fît, le chéri de ces demoiselles, pris au dépourvu, le coutelas à la main, un jarret de boeuf dans l’autre. Il bredouilla quelques congratulations stupides, rougit jusqu’à la racine des cheveux, ravala son amertume, la larme au poing…
Dès qu’elle sortit de la boucherie…
- Les gonzesses, pas vrai ?, une de perdu, dix de retrouvées, vaï… Trois bisteks, comme d’habitude Madame Combette ? C’est pas ça qui m’empêchera de me lever demain matin et de corver comme un malade afin de gagner ma croute, saï que non…
C’étaient les copains, les rivaux qui allaient rire… A maï qu’ils allaient se moquer... Ils se vengeaient, les envieux… Ils auraient bien aimé n’avoir été ne serait-ce que deux minutes à sa place, allez, ces minables… Eux ne l’avaient pas tenue dans leur bras, ne l’avaient pas caressée, ne l’avaient pas entendue lui dire à voix basse des mots si tendres… Ils ne soupçonnaient pas certaines choses… Ils pouvaient bien se moquer… Oui, le jeune coq du Piochet avait perdu sa poule… Elle l’avait fait coucou avec un américain ou presque… Eh bien des poules, y’en avait plein la basse- cour. Il n’avait même pas besoin de se baisser pour les ramasser…
Et, dans son for intérieur : Et puis rien n’était perdu. Si seulement il avait pu lui parler…
Je savais cela Gaspard, de même que je connaissais l’issue du drame qui te tourmente, à présent que l’on te dit mal en point, déprimé, certains disent perdu… A tort, ne crois-tu pas ? N’a-t-on point fait d’incroyables progrès ces derniers temps dans le domaine des maladies que l’on disait incurables ? Comme toi dans ton existence antérieure…
Sans compter les médecines parallèles qui pourraient réserver dans l’avenir bien des surprises. Et le facteur psychologique, si négligé souvent. Je ne parle même pas de l’alimentation car je sais
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que cela n’a jamais été ton fort. Cela n’a pas dû s’arranger avec le temps… Au vu des clichés que publie la presse…
En revanche, tu t’en es bien sorti déjà une fois dans ton enfance… Alors, pourquoi désespérer ?
Je me suis reconnu dans le « No future » qu’il est t’est arrivé de revendiquer au nom de ta génération, me sentant moi-même de trop par rapport au monde et même aussi par rapport à moi-même. Mais toi Gaspard, as-tu seulement fait partie de ce monde ?
D’ailleurs, perdus, ne le sommes-nous pas dès notre mise au monde, notre mise à mort, devrait-on dire n’est-ce pas, Gaspard ?
Au demeurant, je peux bien te l’avouer à présent, Gaspard, toi qui m’as tant interrogé, oh certes maladroitement, et avec tes expressions enfantines, sur l’échéance ultime de cette fin du mois de septembre qui précéda ton départ, c’était un peu après le décès accidentel de Fannie la fleuriste, je puis bien te l’avouer, dis-je, la perspective du suicide m’a maintes fois effleuré, et plus particulièrement vers les périodes où les circonstances m’ont amené à t’approcher au plus près… A qui aurais-je manqué ? A toi ? Autant dire à personne…
Ta venue au village n’avait pas fait l’unanimité, tu le sais. Il s’en faut. Les journalistes on n’aimait pas beaucoup ça chez les travailleurs du sang de notre terre. Les matrones ont craint pour leurs rejetons comme si les enlèvements avaient pu se répandre telle la venue du phylloxera.
Je les contredisais, toujours avec mon calme désarmant, qui faisaient leurs courses sous la halle.
- Cela pourrait donner des idées à quelque pervers, avançait alors l’une…
- Surtout que certains habitent plus près que l’on ne le pense, rétorquait l’autre, en m’observant du coin de l’oeil.
Tout au long de ma vie, j’ai été dénoncé, j’ai même fait un peu de prison pour ça. On m’a relâché faute de preuve et à juste raison. D’ailleurs, je le clame à qui peut encore m’entendre, je n’ai rien à me reprocher, sinon de vagues pensées impures dans l’enfer de
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mes rêves solitaires. Quant à passer à l’acte, j’en aurais été bien incapable. Au demeurant, j’aimais trop mon métier. Pourtant, le mal était fait. La rumeur est une chose atroce pour qui la vit. Surtout quand elle est infondée. Comme si j’avais choisi sciemment la solitude afin de commettre mes méfaits en toute tranquillité. J’ai dû m’exiler. Repartir à zéro. Toujours sur le qui-vive. A surveiller mes propos. A modérer ma gentillesse naturelle… Mais assez parlé de moi. Revenons à toi.
Le choix temporaire du « tuteur », fût-il officieux - on était moins regardant à l’époque - prêtait le flanc aux babils malveillants. Un cafetier, de cette trempe, ça ne faisait pas très sérieux. Sans parler de la faillite qu’on sentait venir. La patronne n’était guère épargnée. Elle passait pour une prude, une avare, une égoïste que sais-je encore, censée n’avoir jamais aimé les enfants. Ceux des autres, en tout cas, à qui elle trouvait tous les défauts de la création. C’est que l’émule de Chaplin lui en faisait « boire de toutes les couleurs », disaient les plaisantins.
Je lui dois quant à moi les rares présents auxquels je n’aurais, sans elle, pu aspirer qu’en pure perte. Oh, en cachette ! Elle avait peur que l’on se moque d’elle, la pauvre ! Pour mes 21 ans, jour de ma majorité à l’époque, elle m’a donné cette radio portative, ce transistor de poche, en forme de capsule de coca-cola, avec lequel nous nous sommes quelquefois promenés, à la fraîche ou à la brune.
C’était l’un des premiers, tu penses. Quelque représentant avait dû le lui offrir mais tu sais comment sont les vieilles personnes… On n’y captait que les grandes ondes, du moins si l’on tenait à écouter les idoles d’alors. C’est grâce à cet objet sonore qui t’avait, t’en souviens-tu, tellement impressionné, avec son ventre gris piqué de points opaques en lieu et place du haut-parleur, et qui semblait ne s’adresser qu’à nous, que je t’ai initié, mine de rien, ou plutôt ré-initié, maladroitement il est vrai, car je n’étais pas un spécialiste, à cette langue qui est carrément devenu, comment dirais-je ta deuxième langue, ou plus exactement ta langue « paternelle ».
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Toi qui t’es imposé sur les écrans du monde entier, peut-être ne réalises-tu point que les premières paroles qui frappèrent tes tympans de façon durable après ta si longue absence, émanaient de quelque succès qui ne devaient même pas s’énoncer en anglais mais n’étaient que des adaptations assez éloignées de quelque original anglo-américain : Let’s twist again, Be Bop a lula, Hey Hey Hey Pony, Hey baby est-ce que tu veux être mon ami, tu te souviens ?
En ces temps-là, plus de vingt-cinq ans déjà, on ne jurait que par les Ronnie, Les Dany, les Jacky, les Francky, les Eddy, les Larry, les Willy : Tu auras reconnu ton nom d’emprunt…
C’est à ce chanteur-là que ressemblait le fils du boucher…
Aussi, quelle révolution dans ton esprit le jour où tu as compris que le monde ne se limitait point aux abords immédiats de notre village. Toi qui ne prononçais, dans les périodes fastes, guère plus de dix phrases par jour, tu ne tarissais point, en ma compagnie, de juin à septembre, en questionnements sur ce qui s’émettait par le truchement de cette boîte fabuleuse. Tu voulais tout savoir, que je t’explique tout, sur les chefs de l’état du Congo belge, comme sur les enjeux de la baie des cochons, mot qui te faisait rire, ou encore les événements tragiques qui secouaient l’Afrique du nord et corollairement, la métropole, tous ces mots réduits à des initiales comme on en tant abusé depuis : FLN, OAS, SFIO…
Les cafetiers avaient bien eu un poste de TSF durant la guerre mais il ne fonctionnait plus depuis belle lurette. Quant à le faire réparer : on s’en occuperait quand les clients reviendraient, allez. Ou assurément c’est selon.
Avant d’en venir à ce qui te préoccupe, à juste titre, je voudrais te rappeler l’historique de nos relations d’alors.
Je suis inexcusable de ne point répondre tout de go à ces multiples questions que tu dois te poser, comme tu m’en posais déjà en ces années mythiques où le monde s’offrait à toi par le biais d’un objet se transportant d’une seule main et que tu préférais serrer contre ton coeur. Je suis un mauvais apôtre. J’ai pris des notes, j’avais mon inséparable bloc dans la poche, mais dans un but pragmatique, du moins au début.
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Je devais rédiger un mémoire. Ma directrice s’intéressait à ton cas. Et sans doute un peu aussi au mien. Je lui communiquai l’avancée de mes réflexions. Elle eût pu se révéler utile dans la poursuite de ma carrière. Peine perdue, tu t’en doutes, en définitive, pour moi tout du moins.
J’ai peur de ne pas avoir les épaules assez solides. C’est qu’il y a toutes ces zones sombres dont la révélation illuminerait tes mornes journées de reclus forcé et peut-être - je me rattache à cette faible lueur d’espoir - te servirait de point de départ vers une possible guérison.
Serait-il prudent de tout te révéler d’un seul coup ? Est-il bon de voir brutalement la lumière quand on est resté si longtemps dans l’ombre ? Mieux vaut agir sagement, avec prudence, même si tu peux revendiquer une légitime impatience.
Ton mal est de nature mentale, tu ne le sais que trop bien. Il n’est pas seulement lié à ton style de vie. Lui aussi vient de plus loin. Un jour tu m’as dit :
«- Tu es le gentil valet des rêves à la barbe fleurie, il aidait le prince dans les périls qu’il était. »
C’étaient ces mots-là, à peu de choses près. J’ai voulu savoir à quelle image tu associais les cartes maîtresses. Nous étions au bord d’un chemin bordé de coquelicots qui menait à la rivière. Il faisait très chaud en ce soir d’été. Les garçons se baladaient torse nu.
A ma grande surprise tu répondis : « -Mon roi et ma reine, c’est les parents de l’as, dont le valet c’est son ami. »
Madame Rossignol, ta marraine, m’avait bien recommandé d’éviter, durant un certain temps, sinon d’employer certains termes touchant aux relations familiales, du moins de les manier avec prudence, de demeurer évasif. Elle se voulait stricte sur l’article, bien moins souple que le docteur, tu penses…
Mine de rien, tu avais incorporé des mots tabous : A la messe, aux courses, au café même, et puis tu n’étais pas idiot, la suite
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ne l’a prouvé que trop bien prouvé, plutôt surdoué même, ou comme on dit aujourd’hui, hyperactif… Pour autant que je me souvienne tu appliquais le mot mère à la vierge Marie - notre Sophie était passée par là. Quant au mot père, tu l’associais tantôt au curé, tantôt au père Noël avec des explications confuses à propos de la vendeuse de bonbons, Lulu encore et toujours, la reine des sucettes..
Cependant, tu sentais bien qu’il manquait un chaînon. Alors je t’ai dit qu’un père et une mère c’était un peu comme Sophie et Charles Rossignol par rapport à toi.
Cela te tracassait et tu faisais la moue : certains détails ne cadraient pas. En effet, tu savais, par l’appel à l’école, le jour de ta rentrée définitive, en fin de mois de juin, où tu t’étais comporté de façon naturelle, tes camarades dès lors se tinrent cois, (seule la syntaxe pêchait) que tu ne portais pas le même nom d’oiseau que Rossignol (ni Delermas).
Cela fit plus que te perturber. On a craint une nouvelle série d’absences. Ta grand-tante s’est arrangée pour limiter les promenades. D’ailleurs, l’été nous empêcherait de sortir, les après-midis torrides. Le matin, on travaillait un peu quand j’étais disponible : lecture pour l’essentiel et surtout récits médiévaux adaptés à ton âge. On devait attendre les soirées pour écouter le chant des cigales. J’ai dû promettre de ne plus aborder ce sujet. Je me cachais derrière cette interdiction, édictée par la sagesse, en t’assurant qu’il y allait de notre tranquillité lors des balades qu’on nous autorisait tous les deux.
Nous en avions conclu en riant que les adultes ont des lubies (Charles et Sophie ne passaient-ils pas le plus clair de leur temps à se chamailler- le plus souvent à ton insu ?), qu’il ne faut pas les contrarier car ils interdisent tout et n’importe quoi.
C’est pourtant vers cette période quasi-estivale, nous ne sortions qu’après le goûter – petits lus L’alsacienne et Malakoff à la noisette, que Madame Rossignol a reçu de bien mauvaises nouvelles. Une fois, deux fois par semaine, devant les enveloppes non ouvertes
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tu la voyais blêmir, lever les yeux au ciel, poser sa main sur le coeur et monter précipitamment dan sa chambre, prise d’une migraine subite.
Elle te confiait à Charles qui voyait bien l’ascendant que je prenais sur toi et pourtant s’effaçait, parce qu’il y allait de ta guérison, ou directement à moi si je me trouvais dans les parages. Il est vrai que je n’étais jamais bien loin. Au début, tu n’y prêtas guère attention car elle parlait souvent de factures, de contributions impayées et de leur ruine prochaine. Cependant, ces lettres-là ne ressemblaient pas tout à fait aux autres. On y remarquait le cachet du docteur, des feuilles manuscrites avec son en-tête et même son écriture illisible.
Et puis aussi d’autres lettres avec une écriture inconnue, d’un bleu tirant sur le noir comme certains grains de raisins à la peau d’encre, ou plutôt non pas inconnue, disons non reconnue, pas encore reconnue car il s’agissait des lettres d’un revenant…
Mais avant d’évoquer le lourd secret qui assombrit ton enfance, permets-moi, c’est un peu mes moments personnels de gloire, de te rappeler ce qui t’attirait en moi, toi qui résistais farouchement aux chichis ridicules des bonnes âmes compatissantes.
C’est que tu m’avais déjà vu, souvent vu, depuis ton arrivée au Piochet, avant de me rencontrer, à cause d’une image de cavalcade, à laquelle l’instituteur avait tenu à tous prix à m’associer malgré l’opposition parentale. Je n’avais pas encore la barbe ni la moustache, seulement cette blessure native sur la lèvre supérieure, en partie cachée, à cette occasion, par du charbon de bois. On m’avait fait monter une jument pie, bien plus élégante et racée que les robustes bêtes de traits ou de labour, qui traversaient quotidiennement la place. La photo ornait la plus petite des trois salles du café et je n’étais pas bien difficile à identifier malgré mon Lee Cooper à grosses côtes et mes inévitables cols roulés à carreaux, assez courts comme on les portait à l’époque. J’ai toujours été frileux et même en été, je m’y sentais à l’abri. Je me reconnaissais, si tu vois ce que je veux dire. C’est que j’ai tellement eu froid dans ma
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jeunesse que le soleil peut bien hâler ma peau, il gèle à pierre fendre en ma tête.
Sur le cliché, en noir et blanc et aux contours carrés dentelés, punaisé entre l’équipe locale et un calendrier des postes, habillé d’une tunique tombant sur les chausses qui couvraient les jambes, les pieds gainés de brodequins, je saluais les gens du village, entouré d’une haie de jeunes filles vêtues de jupes longues, plissées et imprimées d’étoiles dorées, avec des fleurs dans les cheveux. J’accompagnais la reine dans son tour d’honneur. Ca devait être la Françoise, ça ne pouvait être que la Françoise, c’était toujours la Françoise en ces temps-là, notre BB à nous. Qui sait ce qu’elle est devenue, la pépée du Piochet ? Il paraît qu’elle habite à présent du côté de Nice, notre Californie méridionale, au fond c’était son rêve et son exutoire le plus évident. Elle aurait épousé le patron d’un casino. C’est la seule fois où je me suis senti un tant soit peu intégré. Je passe sur force réflexions, qui m’avaient fait plaisir à l’époque, mais qu’avec le recul devaient s’avérer ironique sur mon statut de chevalier servant, d’amoureux transi, que sais je encore… Ainsi que le racontait un sketch d’alors : Les gens sont méchants.
La première fois, depuis ton arrivée, où je suis venu au café, sans doute lors d’une course pour Gastounet, le coiffeur vendeur d’illustrés, d’une brassée de jouets et de cartes postales, j’ai prononcé quelques mots du style : Bonjour la compagnie, ton parrain m’a accueilli d’un : Tiens voilà notre célèbre cavalier, et tu as daigné lever la tête et m’observer intensément. Je rappelle que tu vivais alors dans une indifférence des autres qui confinait à l’autisme, comme on dit couramment aujourd’hui. J’avais les cheveux longs, une lourde veste de camouflage militaire, une chemise épaisse sur mon éternel col roulé, et des sortes de guêtres en daim. Je ne passais pas inaperçu dans le village où l’on m’associait à un communiste, tendance guérillero. Quelqu’un qui se balade avec un carnet et un crayon, ce n’était pas si courant, surtout qu’il ne s’agissait pas de comptes d’apothicaires.
J’ai eu l’impression que tu me souriais…
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C’est moi qui ai eu, par la suite, cette idée de te montrer des livres d’images, les premiers comics qui déferlaient sur le continent et que le coiffeur Gaston, Gastounet pour les intimes, me prêtait en catimini contre les menus services que je pouvais lui rendre, et sans doute aussi parce qu’il me plaignait : Je me souviens d’Akim, l’émule de Tarzan, le robuste Buck John manifestement emprunté à un immense acteur américain, Marco Polo, le grand voyageur vénitien vers l’Asie, que sais-je encore ? Entre Gastounet et moi, il y avait, je peux te le révéler à présent, toi seul es apte à comprendre ce style d’aveu, ce que l’on pourrait appeler toute une histoire. Il s’était permis, disons certaines familiarités, durant ma désespérante jeunesse, auxquelles je n’avais pas accordé une importance démesurée. Ce n’est que plus tard que je me suis rendu compte, qu’elles auraient pu lui valoir de sacrés ennuis. Oh, il s’agissait d’attouchements plus ou moins appuyés, mais il s’était senti tenu de se racheter, ou d’acheter mon silence, ce qui ne l’empêcha pas plus tard de me faire à nouveau des avances. Il faut dire que sa femme … mais ceci est une autre histoire. Je vivais ça comme une fatalité. Une de plus. Au demeurant : à qui me confier ? Et qui m’eût cru ? En ai-je souffert d’ailleurs ? Qu’on m’ait un peu désiré, un jour, me console parfois de ma misère sexuelle ultérieure.
Je me souviens du premier illustré que j’avais apporté, Ivanhoé, choisi intentionnellement, ne t’en doutais-tu pas ? Il n’y avait pas de couleurs excepté le chromo sur la couverture. Je te lisais les légendes, et, petit à petit, je te faisais déchiffrer les bulles pleines des paroles du héros blond qui te fascinait. Tu avais une façon particulière de considérer l’objet-livre. Tu avais du mal à admettre que les personnages puissent tenir dans ce parallélépipède de papier et tu voulais toujours vérifier qu’ils n’étaient pas écrasés comme de vulgaires moustiques quand tu le refermais.
Ivanhoé, c’était ton demi-dieu. Il pouvait vaincre plusieurs adversaires dans le même tournoi. Robin des bois l’épaulait, ce valeureux brigand de la forêt de Sherwood vêtu d’une tunique à carreaux, cet as de la flèche et de l’arc. Et puis Jean sans terre, l’abominable, l’effrayant, le détestable, un véritable boucher assoiffé de sang.
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Un peu plus tard, un peu avant ton départ, en septembre, quand plus rien n’avait d’importance, quand tout périclitait dans le couple ainsi que dans leur commerce, comme on longeait le café du bas, je te montrais une étrange boîte où défilaient des images. Un feuilleton passait tous les soirs de la semaine. Il s’agissait justement d’Ivanhoé, tel que tu l’imaginais, et qui ressemblait tant à ton père, Gaspard. Heureusement, tu étais en voie de guérison car il me fallut bien du temps pour t’expliquer que non tu ne pouvais pas amener chez nous la télévision, ni entrer dans l’étrange boîte à images, et d’ailleurs le programme du jour avait laissé place au traditionnel jeu qui précédait les informations. Je dus aussi t’expliquer ce qu’était un acteur et sans doute était-ce la première fois que l’on te parlait de cette activité qui allait devenir la tienne. Et qui sait si, parmi toutes les stars que tu as pu d’ores et déjà rencontrer, ne se trouvait pas le fameux Roger Moore, qui jouait le rôle d’Ivanhoé mais l’as-tu reconnu, notre futur James Bond, lui que tu voyais sur un écran minuscule, bien plus jeune, en habit de combat et en noir et blanc…
J’apportais aussi des livres d’images afin de parfaire tes connaissances en histoire surtout et de géographie ou botanique. Tu adorais cette matière, suffisamment pour que cela justifiât nos excursions autour du village, dans les lieux pittoresques des environs, si la canicule ne nous l’interdisait pas, en fin d’après-midi. L’été, on entendait les stridences des cigales, l’incroyable chahut des passereaux (le verdier, le tendre ortolan, le bruand qu’on dit jaune), le badinage des tourterelles, les facéties des palombes et même des grives que les chasseurs étaient si fiers de rapporter au logis, en passant parfois par le café mais ça on te l’a déjà dit.
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Permets que je m’attarde une dernière fois, ces heures me sont si chères, avant d’en arriver au sujet qui te préoccupe, et que, pour la dernière fois, je creuse le sillon de cette époque avec ma plume en guise de soc, des fois que nous y découvrions, non des pépites, mais certains échos dorés de ces temps révolus.
Huit chemins partaient du Piochet, chacun ponctué d’une chrétienne croix de calcaire. Si, partant de la place, on descendait
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vers l’ouest, on ne pouvait manquer d’arriver au fleuve Erau, immémorial, souverain, témoin de tant d’illusions et de drames. C’était un peu comme le roi de la vallée, tentais-je de t’expliquer, et les rois, les reines, tu savais ce qu’ils signifiaient. Un château devait bien selon toi se trouver quelque part sur les rives.
On traversait des champs d’asphodèles desséchés. Ils poussaient sur d’anciens terrains détruits par les incendies qui commençaient à ravager les environs des petites bourgades, et dont on accusait la bande à Patrack, le gitan. On m’avait moi-même mis brièvement en cause sous prétexte d’oisiveté, on a toujours besoin d’un bouc-émissaire. Ca rassure et ça porte tous les chapeaux du malheur des autres. Nous ramassions des brassées de ces interminables fleurs bleues que l’on nomme aphyllantes. Tu les ramenais à la reine du café. Ta reine pour une année. Marraine.
Si un peu avant la partie la plus raide, on tournait à gauche pour gravir la colline du Rouet, fleurie d’iris jaunes et violacés, on aboutissait au dolmen. L’inconvénient c’est qu’il fallait passer par la fosse aménagée où certains villageois peu équipés, venaient verser leur pot de chambre, et se boucher le nez durant une vingtaine de secondes, tout en courant et en chassant de l’autre main les mouches insistantes, ces saletés volantes. Tu pensais que c’était un dragon à l’haleine fétide qui vivait là-dessous.
On ramassait des fossiles et je te démontrais que l’eau avait dû monter, bien avant l’époque des chevaliers, jusqu’au sommet des collines, ces reines de la vallée. Evidemment, tu n’assimilais pas tout. Tu enregistrais sans te faire une idée précise des époques évoquées. Tu n’es pas le seul en ce cas.
Une fois, passé les miasmes nauséabonds, nous nous attardions parmi les jeunes massifs de bruyère rose. On observait la danse des abeilles devant les grappes de corolles dont elles collectaient le nectar. J’aimerais, sur leur modèle, savoir danser devant les étamines de la mémoire.
Si en revanche on prenait à droite, on remontait vers le quartier haut, dédale de ruelles, décorées de lierre et de chèvrefeuille, au caniveau central pour l’écoulement des eaux de pluie. Il t’était
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interdit de t’y aventurer. Une idée fixe de ta grand-tante, qui craignait le coupe-gorge dans ce qu’elle nommait la médina. C’est là que je vivais, moi ton valet de carreau, dans une bicoque sale et inconfortable, peu éclairée de surcroît, dont j’ai appris récemment qu’on l’avait classée. Elle datait de la Renaissance, cette autre naissance Gaspard, toi qui fus aussi René.
En bas, il y avait deux portes, l’une pour le magasin à outils agricoles et autres bonbonnes, l’autre pour accéder à l’étage, légèrement surélevée, avec une première marche assez haute où s’asseyaient les enfants.
Transgressant l’interdit, j’avais accepté de te conduire sur le seuil d’une venelle. Méprisée à l’époque, cette architecture était en fait une merveille médiévale. Il s’agissait d’une circulade, forme de construction dite en escargot. Les maisons étaient serrées les unes contre les autres et on avait suspendu tellement de linge en travers de la rue que l’on ne pouvait voir le ciel. Je te faisais remarquer les marches formant les paliers, à la fois identiques et différents si l’on avait pris le temps de les étudier de près, à l’instar de nos souvenirs d’enfance, flanqués des inévitables remises.
Au sommet de ce quartier haut se trouvait une église alors vétuste dont on apercevait le clocher, d’un peu partout dans la région.
C’était le Piochet historique, originel, celui du Moyen Age.
De l’autre côté de la place, en descendant tout droit, sans un regard pour la boucherie désaffectée, on rejoignait la route de la grand’ville en contournant la nouvelle église, le boulodrome, rebaptisé terrasse, et le stade.
Les vignes, au sortir du village, s’étendaient à perte de vue…
Je grappillais, en automne. C’était mon dessert. Et n’ai-je jamais fait autre chose, et que fais-je encore depuis que j’ai entrepris cet écrit ? Quant à toi, tu étais horrifié à la pensée qu’on puisse écraser le raisin. Et cette idée d’en faire du vin, quand le jus de la treille est si doux, si sucré. On en vendait au café. Et comment la pulpe dorée se transformait-elle en vin rouge. Rouge ! Mais quelle horreur ! On aurait dit du sang ! Tu ne boirais jamais du vin, c’était clair !
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Tu t’intéressais aux puissants chevaux qui tiraient les charrettes remplies de comportes et de clameurs joviales. Il s’agissait de ce que l’on nomme des colles. De monstrueuses machines à vendanger les ont remplacés car même les vignerons, pardon les viticulteurs, privilégient l’économique aux dépens de l’humain. Tu aimais assister à la ronde incessante des coupeurs, relayés par les sorteurs, lesquels transmettaient à un videur de seaux, tandis qu’un conducteur s’apprêtait à transporter les comportes à la coopérative. Le monde fonctionne ainsi dans une sorte de chaîne où chaque chose a sa place. Ne reste qu’à leur trouver du sens.
Si, juste avant d’emprunter cette voie, on prenait sur la gauche, on se retrouvait de l’autre côté du quartier haut, où l’on pénétrait par un porche, vestige d’une ancienne citadelle. Si on contournait sa forme en colimaçon (le clocher de l’église pointait l’une de ses cornes), on poussait jusqu’à la colline de St Amant. De là on pouvait dominer le village et contempler l’ensemble du vieux Bourguet d’une part, la vallée creusée par le fleuve Erau de l’autre, avec en point de mire la grande muraille des premiers contreforts du massif central et de la montagne dite noire. Je te montrais les villages en forme de Six couché, et même les petites villes ; les chefs lieux de canton, et tu t’émerveillais de constater que ton regard pouvait embrasser autant de détails à la fois. Cela te semblait si différent des greniers, celliers et autres garde-robes du sombre palais de notre Sophie.
Dans le bus, où tu m’as fait l’honneur de m’inviter deux ou trois fois, et où le patron a accepté de me conduire, on ne voyait le monde que de façon discontinue, entre deux platanes et toujours d’un seul côté. Je t’avais dit qu’on se serait cru au cinéma et tu n’as eu dès lors de cesse que nous t’amenions voir un film. Cela tombait bien : le curé projetait, dans son presbytère, tous les classiques du muet notamment les Laurel et Hardy, Buster Keaton, et autres merveilles burlesques du cinéma américain d’avant-guerre. Néanmoins, ce fut évidemment Charlot qui retint ton attention : Charlot, policeman, Charlot gentleman, Charlot businessman, ainsi un seul personnage pouvait enrôler plusieurs activités. Tu étais littéralement captivé. Le
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brave curé nous avait prêté l’appareil de projection. Il est venu nous rejoindre après les vêpres avec ses jeunes ouailles. Tu ne leur prêtas guère attention, subjugué par le petit écran. J’ai compris plus tard que tu attendais Titine, et peut-être, sans doute même, l’apparition de ton parrain.
Je t’ai interrogé bien sûr. Tout était prétexte à enseignement.
- Ca ne parle pas et quand ça parle on ne les entend pas. Ils sont comme le pauvre dauphin. Quand je serai grand je veux faire film. Pas un film, film tout bonnement. Les ouailles avaient applaudi. Ca ne te faisait plus peur, au contraire. Tu semblais y prendre du plaisir. Le curé avait ajouté : «Tu veux être un as du cinéma ? Il ne s’est pas trompé, ne crois-tu pas ?
Sur St Amant, en se retournant vers la vallée, on restait de longues minutes à contempler le panorama. On s’extasiait de ses couleurs en dégradé de vert et de l’ordonnancement géométrique des bosquets et des vignes, émaillé de masets, comme on dit au Piochet, et domaines plus ou moins cossus, et c’était la richesse infinie des multiples détails que tu te complaisais à nommer qui emportait ton adhésion, et faisait plaisir à entendre.
-Tout ça appartient au prince-moi, murmurais-tu.
La nature à portée de mains. Les cistes cotonneux à pétales roses que l’on semblait avoir chiffonnés, les baies rouges du buis pointu, avec ses rameaux aplatis, entremêlés de lianes, les baies noires du jasmin à feuille luisante et surtout le romarin que les anciens brûlaient comme de l’encens et qui pousse à profusion, visité par les guêpes et les bourdons qui en sont friands. Tu voulais tout savoir. Tant de choses avaient un nom. Et toi, le connaitrais-tu un jour ton nom ?
A la hauteur de l’église neuve, en bas, si l’on tournait à droite vers la route nouvelle où se trouvaient les écoles, la mairie, la salle des fêtes, le café des sports et le terrain de foot, on prenait la direction du fameux domaine des comtes de Lestang-Desvignes.
On avait le droit de se promener dans le bosquet. On y ramassait des plantes et des fruits comestibles - mûres, jujubes et arbouses. Les vieilles y glanaient des oignons et de la chicorée, des câpres, que sais-je encore ?
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Tu t’amusais avec les glands dont tu ôtais la capsule et avec lesquels tu jonglais, tu tirais sur les chênes en les pressant entre le pouce et l’index et c’était comme une promesse d’heureuses destinées si tu touchais le tronc.
On trouvait en ce domaine beaucoup de pins à écorce crevassée dont les aiguilles de plusieurs âges, tapissaient le sol et crissaient sous nos pas. Les cônes te servaient pour une sorte de jeu de quilles improvisé, avec de vieilles bouteilles laissées par les noceurs du goûter de Pâques. Des pollueurs, déjà.
C’était ta promenade préférée. Elle était un peu éloignée et il fallait empoter des bichocos, un sandwich au beurre avec du chocolat à l’intérieur, et surtout une gourde avec de l’Antésite ou du coco. Tu mangeais peu encore mais finissais par avaler trois tandis que je te parlais. Et comme je ne te forçais pas…
Sophie nous avait accompagnés une fois, mais c’était surtout parce qu’elle avait quelque chose à demander à Monsieur le comte, dont elle espérait un geste de solidarité, entre nobles, je suppose. En l’attendant, on s’était promené derrière le domaine, et je te fis remarquer qu’il arrivait à la nature de ne pas être des plus accueillantes, et que les gens au fond c’était pareil. S’agissait-il d’un présage ? Dans le maquis à l’entour, qui eût voulu cueillir les baies aux rameaux d’arbousier se fût écorché les paumes. Les rudes feuilles de garouillé portaient de redoutables épines. Et que dire du cade, sorte de genévrier à courtes aiguilles et qui sévissait aux pieds des innombrables chênes-kermès. Les plantes avaient appris à se défendre. Ah, le paradis terrestre, s’il existait, ne devait point ressembler à la garrigue, assurément, avec ses massifs de ronces et ses broussailles inextricables, ses bartas, comme on dit au Piochet.
La Delermas, comme disait son mécréant d’époux, repartit contrariée. On peut même dire boudeuse et distraite. Elle ramassa toutefois des poignées de pissenlits sur les chemins du retour, qu’elle entendait préparer avec des croutons. Et des cèbes, qui font pleurer quand on les épluche. «Dieu est partout, finit-elle par déclarer, il voit tout et je suis sûr que ceux qui sont à ses côtés aussi. L’âme de mon René est sûrement dans ses plantes qui nous protègent». Je t’ai
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regardé, aussi interdit que toi. Je craignais que tu n’aies compris que tu allais manger de son René. Je savais ce que Charlie aurait dit ou dirait si tu lui rapportais ses divagations : Manifestement, elle débouroune. On dirait « déconne » aujourd’hui.
Elle devait avoir ses raisons, assurément, ou du moins un mauvais pressentiment.
Enfin, à partir de la route nouvelle, le chemin du cimetière avec la croix de la mission, nous invitait vers de sentiers non goudronnés qui aboutissaient à une petite rivière bordée d’iris jaunes et bleus. On s’asseyait sur la rive et tu la regardais couler, interminablement. C’était la princesse de la vallée. On pouvait la traverser à gué. Parfois, un rouge-gorge venait picorer les miettes des petits Lu ou des madeleines. Des levrauts jouaient. Une fois, j’ai réussi à t’en attraper un. Il me ressemblait avec ma bouche difforme. Tu promis plus tard de ne jamais en manger.
Des modifications profondes s’effectuaient dans ton esprit. Tout ce que tu apprenais, au fil des jours, entrait en concurrence avec tes ambitions de châtelain. Ta conception de l’histoire devenait syncrétique, à l’instar de l’univers illogique du rêve.
Toujours est-il que les dimensions du monde s’amplifiaient et que se livrait une lutte fratricide entre les étendues de ton imaginaire et les espaces du réel. C’est sans doute pour cette raison que tu avais réclamé l’autorisation de toucher du doigt les pierres de ton château. Le rêve primait encore.
Charles se mit à rigoler.
- Ca y est, la comtesse nous en a fait un rêveur à castellas… Et où tu veux que j’aille te le chercher ton château, pitchoun ? Au diable Vauvert ?
Et il baragouinait dans ce patois auquel je ne comprenais pas grand-chose, mes parents, trop récemment installés au Piochet ne le parlant gère, en faisant même un sujet de moquerie.
Quant à Sophie, elle avait d’autres chats à fouetter, et parfois même à supprimer (elle les pendait dans le cellier, s’ils lui chipaient un morceau de saucisson, une patte de poulet), avec tous les soucis qui lui tombaient sur le dos et ces mystérieuses lettres qui lui faisaient tant de peine.
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Pour en revenir à ce désir insistant, on voulait bien t’y amener mais de quel château s’agissait-il ?
Du domaine de Lestang-Desvignes, dont la cour d’honneur étalait du matériel viticole et ne ressemblant en rien aux armes de tes visions héroïques ? Et l’on aurait eu le culot de te présenter cette ferme améliorée comme un castel ?
Le château d’eau ? Cette cuve de ciment surmontée d’une sorte de champignon dont la lourde porte de fer est inévitablement fermée, et qui devait être inondée à l’intérieur. C’était fatal. Non, il fallait décidément chercher ailleurs.
Vers l’enceinte circulaire du vieux village, le quartier haut ou Bourguet, que les gens appelaient le château ? N’y vivaient, selon Sophie, que des caraques, des espagnols et des bons à rien cherchant toujours à resquiller qui une mauresque, qui de la Carthagène, qui un demi-tango. Certains la comparaient à la terrible casbah dont parlaient, durant leur courte permission, les militaires à leurs aînés qui fronçaient les sourcils. Ainsi, c’était donc ça qu’il se passait, de l’autre côté de la Méditerranée ?
Non, non, ton château à toi existait bel et bien et il se dressait, solitaire, sur quelque éminence mais laquelle ? Duquel pouvais-tu bien parler ? Telle était la question ?
Il devait être enchanté, et son prince ne devait n’être qu’un enfant…
Mais comment te faire entendre ? Tu implorais en désignant les escaliers : Marraine, le livre au chevalier ! Mais si marraine, tu sais bien, le chevalier à la trompette…
Sophie possédait un agenda, offert par un représentant, avec sur chaque page la courte biographie et le portrait d’hommes célèbres. La couverture reproduisait un dessin à l’encre du père Hugo, figurant la silhouette austère d’une improbable forteresse, perchée sur quelque inaccessible rocher. C’est à ce livre que tu faisais allusion. Et comme la prudente Sophie, peu enthousiaste envers ton improbable projet, ne bougeait pas de son comptoir, il te fallut user d’un subterfuge… Comme quoi tu devenais malin…
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Quelques mois plus tôt, devant le portrait gravé du fantaisiste Maurice Chevalier, elle s’était mise à imiter la voix de l’interprète entonnant Paris reine du monde, Paris c’est une blonde… mais en poursuivant l’air de ce couplet connu à la trompette, ce qui de la part de la discrète apprentie comtesse représentait sinon une prouesse du moins une première. Et de joindre le geste à l’instrument.
A notre grande surprise donc, preuve que tu possédais déjà une bonne oreille musicale, tu repris note à note et dans la tessiture assez aigüe qu’elle avait choisie, l’air qu’elle avait improvisé. Le nom du chansonnier t’avait séduit, tu penses.
Ainsi, en mettant tes deux mains devant ton nez et en faisant jouer les doigts sur d’imaginaires pistons, tout en reprenant les mesures involontairement apprises, tu pus suggérer qu’il fallait t’apporter le dessin sur l’agenda. Il se trouvait à l’étage dans le tiroir du bureau dévolu aux papiers. Tu n’attendis pas qu’on t’y accompagne et filas le récupérer avant de le rapporter, triomphant, à tes deux précepteurs bénévoles. Cependant Charles, à ton grand désappointement, marmonna : - Oui le château, je vois bien que tu veux aller au château, mais lequel, macarel !
Tu les regardais, désappointé. Il n’en existait qu’un seul enfin ! Les adultes sont si sots parfois ! Ainsi te mis-tu à pleurer… Or ces larmes-là, les premières depuis ton arrivée au Piochet, n’eurent pas l’effet escompté. On s’en émerveilla autour de toi au lieu de t‘en consoler. C’était l’un des signes les plus évidents de ta guérison : tu parlais un peu plus, tu mangeais un peu mieux et maintenant tu pleurais. Le monde ne t’était plus indifférent. Qui en sait pourtant que la souffrance va de pair avec la conscience qu’on en a. Prométhée subit le martyre pour avoir éclairé le genre humain.
Le problème n’en était pas réglé pour autant. Tu t’agrippais aux basques de Charles en lui montrant la gravure et en réclamant d’une voix plaintive le château, ton château, comme un qui n’entend pas lâcher le morceau… Le bon Rossignol fut opportunément notre sauveur. Il se frappa le front en répétant les siennes formules du style : - Que soï coillon, ièu, non de dio de non de dio !, partit
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chercher son antiquaille de Lulu, et nous amena, toi et moi, sur la route de la grand’ville, où il n’allait jamais.
Lors de l’une de ses tournées féminines, il avait fait un jour un détour pour visiter l’un de ses camarades de rami, malade ou peut-être mourant du côté de la ville. C’était exceptionnel car ton grand-oncle était décidément fâché avec le milieu citadin, celui des docteurs, des politiques et des institutions.
Il t’avait montré, tu étais encore bien muet à l’époque, sans descendre du car, tandis que tu découvrais cet itinéraire inédit, le château d’Amelasse, surplombant le hameau du même nom.
Tu n’avais rien dit forcément si bien que Charles, tout occupé à couper ses virages, n’avait point subodoré ton intérêt pour un édifice qui traversa fugitivement ton champ de vision et que tu associas rapidement au dessin de l’agenda. J’expliquai rapidement ce que je savais de son histoire. Tu répétais en nous tirant par la manche : On y va, allez, on y va !
Un gros orage de fin d’été se préparait. L’été s’annonçait précoce et pluvieux. La route était sinueuse, interminable, dangereuse même. Le ruisseau, habituellement à sec, menaçait de déborder par endroit. Il fallut vite renoncer et reporter d’un jour. De grosses larmes affluèrent à nouveau. Pourtant, durant le retour au Piochet , tu eus bien du temps pour te consoler d’abord, t’inquiéter ensuite (Même Charlie ne la ramenait pas large), te rassurer enfin devant un bon verre de Cacolac.
Le lendemain, paraît-il, car je n’avais pu me libérer d’obligations universitaires, tu déambulais à travers les douves et les ruines, cherchant le passage de tes illusions, ne le trouvant évidemment pas, repartant quelque peu déçu mais émerveillé par les couleurs de l’arc en ciel qui salua votre retour. Ton parrain l’interprétait comme un signe de bonne nouvelle, d’espoir et de chance.
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Tu ne dis pas un mot, même à moi, durant une longue semaine et refusa obstinément de te promener. Septembre était à présent bien entamé. On glissait doucement vers l’automne.
On eût pu s’inquiéter mais tu n’eus guère le loisir de cultiver ta mélancolie.
Sophie quitta ses fourneaux et sa salle de couture pour s’enfermer maintes fois dans sa chambre où tu la trouvais, de temps à autre, clouée au sol, les bras en croix, et pleurant comme une Madeleine. Elle n’en sortait que pour te confectionner un frugal repas, tu ne voulais rien avaler à nouveau de toutes façons, à part tout ce qui tournait autour du chocolat : Phoscao, Cacolac, Bichocos… Elle s’efforçait alors de cacher sa peine, à laquelle d’ailleurs, tout à ta découverte du chagrin qui dans le fond te faisait du bien, tu ne daignais faire attention. Même les princes ont leur défaut et leur égoïsme n’est pas le moindre.
Charles n’ouvrait pratiquement plus le café, à part un peu vers les six heures pour Roland, Parra ou Laussel, ou Molles. Des bruits circulaient. Il était question de liquidation judiciaire, des huissiers qui devaient saisir du mobilier et d’un début de déconfiture générale. Il restait encore de la suze et du picon dans les réserves.
C’est à ce moment que le Lulu, le fidèle véhicule d’avant la guerre, témoin des frasques de jeunesse du beau Charles, eh bien cette garce de bus femelle rendit l’âme. Il ne manquait plus que ça pour lui saborder le moral. Charles glissa dans l’escalier ce qui lui valut une hospitalisation prolongée et un fauteuil roulant avec interdiction de toucher à la suze-picon, et pourquoi donc parce que c’est pas bon…
Mais cela tu ne pus le voir, pas plus que les délires éthyliques qui jalonnèrent ses derniers mois, car lui aussi tournait du « château ».
Un bel après-midi de tout début d’automne, ce devait être les vendanges, la rentrée scolaire était en conséquence plus tardive en ces temps-là, une belle auto toute rose, carénée, avec des pare-chocs
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chromés et des ailerons aigus, telle qu’on n’en avait jamais vu au Piochet, sauf peut-être dans les films du vieux cinéma, lequel ne tarderait pas à son tour à fermer, eh bien cette belle américaine s’arrêta devant la porte du café fermé. Un grand monsieur blond, mince, plutôt grand, d’une bonne trentaine d’années, peut-être un peu plus, avec des yeux bleus qui semblaient mal supporter la lumière en descendit. Tu étais à la fenêtre de l’étage, dans ta chambrette donc, à rêver sans doute à quelque demeure princière…
On t’avait certes prévenu que quelqu’un allait venir te chercher mais en demeurant dans le vague. Tu n’avais pas attendu indéfiniment sur le pas de la porte cet être qui aurait dû arriver le matin. Il ressemblait, les habits en moins, au chevalier de tes rêves, un peu plus vieux, un peu plus fatigué, un peu moins radieux toutefois.
Il était vêtu d’un costume clair, d’un polo bleu-ciel et semblait connaître les lieux. Il salua Charlie, s’excusa de son retard, grimpa les hautes marches de l’escalier qui jouxtait le café fermé et permettait d’accéder directement aux appartements de l’étage d’où il sortit un gros quart d’heure plus tard une valise à la main.
Et toi Gaspard de l’autre.
J’oubliais : l’autre valise, celle de la malle, il l’avait donnée à Charles, qui la refusa poliment mais que l’étranger posa sur le trottoir et fit semblant d’oublier.
C’était la première fois que tu revoyais ton père.
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Lui-même avait vécu un calvaire - terriblement choqué par la tragédie qui l’avait frappé, et en premier chef, la disparition brutale de celle qu’il vénérait, qui t’a donné le jour, qui t’aimait plus que tout au monde, qui se serait fait tuer pour toi…
Une histoire incroyable et sordide, dont ton père ne se remit pas durant de longs mois, et dont il faut à présent que je te narre les détails par le menu. Je n’ai que trop tardé, n’est-ce pas, car j’ai considéré que différer cette révélation pérennisait pour ainsi dire ta survie. Et la mienne de surcroît.
C’est que ta mère était célèbre, elle voyageait beaucoup. Elle était fort belle, les couvertures des magazines ne le révèlent que trop, et se voyait non seulement sollicitée mais courtisée.
Eyeliner Ricils, les plus beaux yeux de Paris, c’était elle !
Poly Quick, soins des cheveux sans shampooing, c’est toujours elle.
Teddy girl, âge tendre et pied léger, le mocassin américain, c’était encore elle.
Sous les projecteurs, son teint rosissait, ce qui la rendait irrésistible. Elle était douce et docile. Tout le monde l’adorait dans le métier.
Or, il y avait l’autre, le boucher du Piochet, celui qui parlait patois, qui avait participé, lors d’un goûter de Pâques arrosé, il devait avoir seize dix-sept ans alors, au jeu des petits noms pour les enfants qu’ils auraient et s’était fait des illusions, le pauvre ! J’avoue, à ma grande honte que je n’ai vraiment nulle envie de le plaindre après ce qu’il a fait, ce qu’il t’a fait Gaspard…
On peut pardonner à un peuple, plus difficilement à un individu.
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Il n’avait jamais supporté la rupture, une trahison selon lui.
- Tout ça par la faute de ce sale amerloc, un type qui ne savait même pas se battre, qui fréquentait un milieu de pédales, ce bougre de femmette, de galgalina (comme on dit au Piochet). Moitié poule, moitié coq. Qu’est-ce qu’elle a pu lui trouver ?
Ton père n’était point efféminé, loin de là, il était plus beau que la moyenne, voilà tout… Avec des traits fins. Mais l’envie, la colère, la déception… Les préjugés contre l’argent facile de la capitale et ses festivités…
Un soir, il parvint, après maintes tergiversations à se faire recevoir au petit studio parisien qu’occupait ta mère, appelons-là Twinnie, en attendant de s’installer avec son jeune époux. Que s’est-il passé entre eux ? Abusa-t-il d’elle comme il a été dit par la suite ? Céda-t-elle à sa détermination, ou fut-elle prise de pitié ? S’est-elle imaginé que consentir serait le plus sûr moyen de s’en débarrasser dans l’immédiat ? Après tout, elle devait bientôt partir loin de son pays à lui, et loin des yeux…
S’est-elle tue ensuite, par crainte du scandale, des ragots ? Lui a-t-on fait comprendre qu’il n’était pas question de ternir la réputation de la belle famille ? Ta grand-mère paternelle était très à cheval sur les principes… La suite ne l’a que trop démontré.
L’ancien fiancé, regagna sa boucherie. Il se vanta de pouvoir la reconquérir. Il en avait la preuve. Il n’avait qu’à claquer les doigts, comme ça…
Or le mariage fut précipité, ta grand-mère paternelle se fâcha, les noces se feraient sans elle, comme s’il n’y avait pas suffisamment de beautés dans le monde sans aller les quérir dans un milieu de petits fonctionnaires, et qui se débarrassaient durant leurs vacances de leur fille unique en l’expédiant chez des paysans, au Piochet, où il paraît qu’elle se dévergondait… Et qui nous dit que cet enfant est bien de notre fils, hein ?
Tu vins rapidement au monde. On te nomma Gaspard, comme ton grand-père maternel. Mais ce fut là une terrible erreur, porteuse du pire malentendu.
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Car tu imagines ce qu’il ne manqua pas de se passer dans la tête du jeune provincial. Il téléphona, écrivit, réclama des rendez-vous en vain… Ta mère était si entourée, si occupée, si adorée…
Il s’arrangea pour revenir à Paris, ce fut peine perdue.
Il voulait des éclaircissements, des certitudes…
On l’avait oublié, c’était évident. Ce prénom, pourtant ? N’était-ce point un signe ? Même inconscient ? Du moins ndirect ? Un message à son intention ?
Bref, il se fit son petit cinéma mental, échafauda le scénario idéal, ponctué d’un happy-end : La princesse et le boucher.
Il élabora un plan. Sans doute un peu vague au départ. Ce n’était pas un intellectuel, le beau gars du Piochet. Toujours est-il qu’il se fiança incontinent. Une fille du pays, pas très futée et qui le comprenait quand il parlait patois. Ah, aqueste còp !
On se dit qu’il avait tourné la page. On ne se moquait plus ; on le respectait même. On respectait sa dignité.
Il envoya un faire-part, il attendit le moment propice. Il patienta. Il laissa passer plusieurs mois, devenant de plus en plus taciturne, on pensait que c’était lié au commerce. De temps en temps, il effectuait de petites escapades en la capitale, sous prétexte d’affaire. L’on comprit bien plus tard qu’il effectuait en fait de précieux et sinistres repérages.
Un jour, certes du temps était passé, personne ne se méfiait, nul n’y pensait plus guère…
Il prétexta une brève expédition pour affaires à régler, le temps d’un week-end et, ton père absent de Paris comme souvent, profita d’une occasion pour mettre ses infâmes desseins à exécution. Qu’attendre de plus d’un scélérat dont les mains tripotaient de la viande !
Il attendit que ta mère rentrât du jardin public, comme elle en avait l’habitude, les jours de relâche ou après la crèche, et s’arrangea pour se faufiler dans le vestibule, de l’immeuble où le couple habitait
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une rue adjacente au boulevard Montparnasse, si je me souviens bien. Je n’y suis jamais allé. Je répète ce qu’en ont dit les journaux. On n’était guère méfiant outre mesure alors. On ne craignait pas les casseurs, les voleurs, les agresseurs. Tes parents recevaient beaucoup. Le concierge n’était pas trop regardant, tu penses.
Il se cacha sous l’escalier, tapi dans l’ombre et attendit son heure. Ah, si quelqu’un était rentré, descendu, monté. Notre destin ne tient qu’à un détail, trop souvent. Une succession d’erreurs infimes.
Dès que vous fûtes rentrés dans l’immeuble, ta mère et toi, il vous laissa passer devant l’escalier et vous suivit en silence de sorte que sa présence ne puisse être soupçonnée. Il se serait montré que ta mère n’eût point été effrayée outre mesure, pensant cette histoire bel et bien terminée et connaissant son caractère blagueur d’antan. Il avait certainement bu, le lâche, à ce qu’on en dit.
La minuterie éclairait peu et, sous l’escalier, régnait l’ombre inquiétante, si bien que tu changeais toujours de côté lorsque tu tenais la main d’un proche. Tu devais y sentir une présence, une odeur. Ta mère te tenait alors des propos rassurants.
Tu étais plutôt content ce jour-là. J’ai essayé d’imaginer pourquoi. T’ayant récupéré plus tôt que de coutume, chez la vieille institutrice à la retraite qui te gardait et t’apprenait les rudiments de l’alphabet, ta maman t’avait conduit dans un grand magasin de jouets dont elle connaissait la patronne, une cliente de la maison de couture. Tu avais admiré, je suppose, la maquette, la reconstitution précise, minutieuse, d’un vrai château médiéval, avec des personnages aux fenêtres, des meubles et tapisseries à l’intérieur des pièces, des archers et des gardes sur les chemins de ronde. On t’avait recommandé de ne pas toucher.
Pourtant, tu avais posé le doigt sur un personnage d’enfant miniature sur le seuil du pont levis et il était tombé sur le miroir qui tenait lieu de douve. Le socle s’était renversé. Tu avais ressenti un violent sentiment de culpabilité.
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C’était la première fois que tu désobéissais, du moins en tant qu’être conscient de ses actes, et tu craignais un châtiment exemplaire.
Maman avait un peu grondé mais d’une voix si douce, la même que la mienne Gaspard, ou si approchante…
La marchande était venue. Elle aussi marchait divinement. Elle t’avait embrassée et ça sentait bon. Ce n’était pas grave. Un peu de colle et il n’y paraîtrait plus. D’ailleurs, bientôt le château de tes rêves s’envolerait jusqu’à toi. Tu n’avais qu’à te coucher sagement et, un matin, au réveil, tu trouverais l’objet de ta convoitise auprès de ton joli petit lit.
Elle avait ajouté : Puisque tu aimes les châteaux, regarde ! Et elle t’a mis dans les mains une sorte de télévision en plastique. En tournant le bouton, l’image se déplaçait de gauche à droite et des personnages apparaissaient, disparaissaient, réapparaissaient. Le chevalier, sur son cheval blanc, chassait les brigands, hirsutes et patibulaires, puis terrassait un dragon afin de secourir la princesse qu’il faudrait arracher à la captivité d’un chambellan félon.
Le soleil était doré et l’armure argentée. Un monde de contes tels que tu les aimais. Un monde dont les vrais adultes sont exclus. Avant de partir, elle te donna des images avec des mots écrits que tu ne comprenais pas encore, du haut de tes trois pommes.
Ton anniversaire était proche, Gaspard, et tu étais, semble-t-il, très précoce : tu l’avais parfaitement enregistré. Tu aurais bientôt quatre ans. On a connu des rois de cet âge-là.
Pendant que ta mère ouvrait l’appartement, un ancien hôtel des siècles royaux justement, spacieux et cossu, qu’elle avait meublé avec simplicité et pourtant avec goût, s’inspirant de la mode du design et du verre fumé… l’ombre se matérialisait sous les escaliers.
Ta mère tourna la clé de la vachette du haut, posa son sac sur la table, se dirigea vers le bar pour se servir un verre de vermouth ou de porto, il suffit de regarder les films de l’époque pour s’imaginer la
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scène,… Tu t’apprêtais de ton côté à te précipiter dans le long couloir qui donnait dans ta chambre et ses jeux multiples… quand l’ombre humaine vous sépara. Anticipant le moindre geste de résistance, elle bouscula, referma la porte, et fit un geste d’apaisement pour signifier ses intentions pacifiques. Il avait simplement une question à lui poser. L’homme était de taille assez grande, plutôt mince mais les épaules larges, carrées comme on dit, avec des yeux noirs qui paraissaient féroces. Tu n’étais pas habitué aux yeux noirs dans ton entourage. Et sur les images, le héros était toujours blond, le méchant, brun. Le bon en blanc, le méchant en noir.
L’inquiétude te saisit mais tu n’aurais su la reconnaître comme telle. Tu hésitais à te mettre à hurler. Or, c’est Twinnie qui te rassura tout de go : Ne t’inquiète pas, mon chéri, ce monsieur est un ami, un vieil ami du Piochet, tu sais chez Tonton Charlie et Tante Sophie… Celle qui t’envoie les biscuits que tu aimes tant… Elle était très réussie ta blague Dan… On va en rire tous les trois, hein ?
Mon trésor, tu peux à présent partir jouer dans ta chambre, maman arrive tout de suite, ce monsieur et moi avons à discuter, va t’amuser, maman vient te voir au plus vite…
C’étaient des paroles protocolaires. Celles que l’on te disait habituellement.
Et elle t’embrassa sur le front. Ses longs cheveux blonds déferlèrent sur tes joues ce qui habituellement avait le don de déclencher de francs fous rires et tu perçus dans ses yeux bleu-vert, de mer et d’océan, une lueur inhabituelle. Son haleine sentait un peu l’alcool sucré.
Or, ta chambre d’enfant gâté, sage mais gâté, t’attendait. Elle était si rassurante. C’était ton domaine, ton fief, on l’avait apprêté à ton intention. Tu n’y risquais rien, tu penses.
Le lit d’abord, dont les montants imitaient des remparts crénelés, réalisé par l’un des meilleurs menuisiers de France. La tapisserie bleu-ciel avec des fleurs, des tas de fleurs qui ressemblaient à des étoiles. Les tapis, l’histoire du petit prince sans
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doute, afin d’éviter que tu ne te cognes contre le pavé. Et puis des peluches et jouets en grand nombre, pour garçon évidemment, pour petit, tout petit garçon même - et des armes. Un arc, des flèches, une épée de chevalier, et la photo dédicacée d’Ivanhoé. Tu te souviens qu’un feuilleton lui était consacré et l’on trouvait souvent son portrait sur les couvertures des magazines. Il n’y avait qu’une chaîne à l’époque et rares étaient les télés chez les particuliers.
De l’autre côté de la cloison, car l’appartement était conçu pour que ta chambre jouxte celle de tes parents quand ils étaient réunis, tu entendais la voix un peu chantante, au débit rapide, quelque peu irritée de l’homme, et qui parlait sans cesse, avec des mots que tu ne pouvais entendre, et que tu n’aurais pas de toute façon reconnus.
Des jurons probablement ! Des mots en « asse » ou en « arasse » voire tout bonnement en « a ». Des mots tels que l’on n’en dit pas quand on est censé avoir aimé ta mère.
Comment les adultes peuvent-ils parler sans s’arrêter pour respirer ? De temps en temps ta mère interrompait, d’une dénégation des plus plaintives, de plus en plus lasse déjà. Et puis encore cette voix haut perchée d’homme au regard de fou.
Soudain ce fut le silence. C’était le moment de faire preuve de bravoure, comme dans ce film de cape et d’épée où l’on t’avait amené le dimanche précédent, ton premier film Gaspard. Tu t’apprêtais à empoigner le glaive de ton preux chevalier préféré quand…
L’homme est entré dans la pièce, s’est immobilisé, s’est rapproché, penché vers toi et t’a dévisagé longuement. Jamais on ne t’avait regardé de la sorte, avec désespoir, stupéfaction et cruauté. Tu découvris ce qu’est la haine et le dépit. C’est que l’homme au regard mauvais, mal rasé, réalisait que tu ressemblais à son rival comme deux gouttes d’eau, à l’autre abhorré et qu’il n’y avait pas le moindre doute à cet égard. N’y manquait même pas le signe fatal, ce grain de beauté à la hauteur de la gorge, juste sur la pomme d’Adam, et qui ne passait pas inaperçu sur les magazines de l’époque.
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On aurait dit un géant…
Tu aurais voulu le pourfendre d‘un grand coup de ta belle épée mais il a arraché l’arme violemment de tes menottes et l’a jetée dans un coin.
- Malédio !
Alors, il a sorti un énorme couteau avec un manche de bois d’une poche intérieure et l’a mis sous ta gorge tandis que ta mère suppliait de ne pas te faire de mal, invoquait ton innocence, la miséricorde, à l’instar de sa tante Sophie, quand tout est fini. Il réclama le silence.
Twinnie, morte de frayeur, ne put que s’exécuter. Jamais ta mère n’avait obéi de la sorte à un homme. Ton père lui témoignait tant de respect. Il avait des manières royales, avec des gestes lents, pas du tout comme cet étranger que l’on t’avait présenté comme un ami.
La suite n’est qu’un tissu de conjectures plus ou moins plausibles, étayées par l’enquête officielle et auxquels les journaux ont apporté un sinistre écho.
L’adulte aux cheveux très noirs, comme le Jean sans terre du feuilleton télévisé, t’aurait mis un mouchoir dans la bouche et aussi du sparadrap avant de te pousser brutalement dans une garde-robe sans lumière.
Combien de temps demeuras-tu ainsi dans les ténèbres, avec pour seules compagnes les odeurs et les froissements de toute texture, nul ne peut le dire avec précision. Au moins deux heures, d’après les enquêteurs.
Tu entendais les supplications étouffées de ta maman, les cris de pitié, je ferai ce que tu voudras oui, je te suivrai et des allusions à ton nom, non pas l’enfant il est innocent, il n’a rien à voir dans cette histoire, par pitié ne lui fais pas de mal, et tu dus t’efforcer de tambouriner avec la tête contre la porte de ta prison, en vain.
Tu avais trouvé ton maître, un plus fort que toi. Il te punissait de ta faute, chez la marchande. Toi tu ne risquais rien pour l’instant dans ce placard. Mais ta mère, pourquoi ces hurlements et soudain ce silence.
Et papa, pourquoi ne rentrait-il pas ?
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Il aurait abusé de ta mère, ont conclu les médecins-légistes. Que s’est-il passé en fait ? A-t-elle tenté de l’amadouer ? De l’apaiser pour mieux lui échapper, donner l’alerte ou espérait-elle l’arrivée d’un sauveur providentiel ? S’est-elle évanouie tout simplement ?
On a retrouvé ce qu’il restait d’elle dans le couloir qui menait à la porte d’entrée, gisant dans une mare de sang, les chairs des bras et de jambes dépecés avec une précision de professionnel, le coeur et les yeux arrachés, le visage défiguré. Une masse effroyable de chair vive, méconnaissable. Seuls les bouchers savent aimer de la sorte. Mais à quel prix ?
Le dénommé Dan ou Dany était sorti de ses gonds. Et ce fut l’horreur sans borne et sans limites.
Il t’aurait délivré, t’aurait ôté le bâillon et dit quelque chose du genre : Tiens, embrasse ta mère…
Et il a plongé ton visage, ton visage d’ange et d’innocence dans son sang à elle, puis sur la chair du visage tellement aimé, que tu n’aurais su reconnaître, au moins ce détail-là t’aura été épargné, et il a vociféré : « - Mange, Mange-là ; ou je te tue…»
« -Je te tue, entends-tu, fan de puta… »
Oh ce goût de sang ! Sans doute as-tu vomi, plus jamais tu ne mangerais, c’était inconcevable. Tout aurait un goût de sang, désormais…
C’est un voisin qui a prévenu la gendarmerie, après qu’il t’eut croisé, la figure barbouillée, ensanglantée, les yeux révulsés, un bâillon sur la bouche, inconscient, dans les bras de l’inconnu qui dévalait les escaliers pour sortir de l’immeuble… Il avait vu la DS 19 démarrer en trombe. L’agitation de l’individu. Et surtout, il était monté à l’étage. Lui aussi avait vomi… C’était pourtant un monsieur d’un certain âge. Comment des êtres si beaux, si purs, ce qu’était ta mère, si désirables aussi peuvent-ils susciter, transformés en chair humine, de telles réactions, incontrôlables, de dégoût ?
Ton calvaire n’était pourtant pas terminé…
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Une véritable chasse à l’homme a commencé.
Dan Piron avait loué une planque en banlieue, où il pensait que ta mère, dans ses élucubrations les plus optimistes, le suivrait. Les gendarmes l’ont assez vite localisé. Il avait prévu à manger, tu penses. Mais tu as dû faire une crise et il a complètement perdu les pédales.
Il avait bu, on s’en souvient. Il semblerait qu’il ait voulu te forcer à manger, ou t’étouffer avec de la nourriture, toi seul eus pu le dire. Peut-être t’obliger à boire de l’alcool, va donc savoir ce qui lui est passé par la tête. Il est probable aussi qu’il t’a beaucoup parlé, pas forcément dans tes deux langues, plutôt dans la troisième, celle du Piochet. Il a sans doute beaucoup juré…
Tu sentais les relents d’alcool qui sortaient de sa bouche, telles les flammes invisibles d’un dragon. Il parlait de ta mère. Il l’insultait à travers toi, et en transparence, c’était ton père qu’il visait. Il ne savait pas, il ne pouvait savoir, vu l’état dans lequel il se trouvait, que tu n’étais plus en mesure de l’entendre. Tu étais d’ores et déjà ailleurs…
Car c’est à partir de là qu’ont commencé tes absences.
Il n’a pu aller au bout de sa vengeance à ton endroit : les gendarmes ont donné l’assaut et il s’est tiré une balle dans la tête, tout en se tournant délibérément vers toi. Et c’est bien plus que lui-même qu’il supprimait en cet instant fatal.
On lui concèdera sa fidélité envers lui-même, sa passion destructrice, sa douleur si l’on y tient… On peut toujours trouver des excuses. Qu’y a-t-il de pire que de s’attaquer à un enfant ?
Ce qu’il t’a dit nul ne le sait. Je suppose qu’il a prétendu faire partie de la famille ou qu’il t’a demandé de souhaiter le bonjour de sa part à ton père, son rival, ou encore qu’il s’est vanté d’avoir triomphé, en fin de compte…
A moins qu’il n’ait vociféré : Regarde-moi, petit, regarde où m’aura conduit mon amour pour ta garce de mère !
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Ou encore : Ton vrai père, c’est moi… C’est moi qui t’ai baptisé, vaï…
Voire : Mais c’est moi qui vais la retrouver, en enfer où elle m’attend déjà…
Tu étais couvert de sang, de cervelle et de vomissures lorsque l’on t’a retrouvé.
Tu restais sourd aux questions des gendarmes, et des autres…
Tu as balbutié quelques mots, ceux qu’il avait prononcés. Puis, tu t’es éteint. Rideau. Ce monde n’était pas fait pour toi.
La suite se confond avec ta longue hospitalisation. Tes séjours dans des centres spécialisés.
Tu ne reconnaissais plus ton père, méconnaissable de chagrin, il est vrai quand il venait te voir au centre.
Il sombrait petit à petit dans une profonde dépression, dont il ne sortit qu’à la mort, accidentelle, de ses parents, lesquels s’étaient désintéressés de cette histoire, ayant rompu les ponts, mais avaient eu l’élégance de ne point chercher à le déshériter. Il dut reprendre l’affaire, régler les problèmes de succession, les voyages aux USA l’aidèrent à oublier…
Il lui fallut du temps pour admettre que tu n’étais en rien responsable de ce qu’il s’était passé.
Des mois de thérapie, des années même.
C’est ainsi que tu te retrouvais pour plus d’un an au Piochet, une année décisive car ce fut celle, tu l’auras compris, de ta renaissance. Tu avais réussi à enterrer le passé. D’autant que tu avais tout oublié… Tu étais, comme disait la marraine Sophie, re-né.
Pourtant, tu le reconnus, en cette après-midi d’automne, en an après son arrivée au Piochet, avec sa limousine, même s’il te parut très amaigri, prématurément vieilli et toutefois si heureux de te retrouver.
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Tu avais bien grandi. Tu allais vers ta huitième année… Tu atteindrais bientôt l’âge de raison.
Il était en retard et ce n’était pas de sa faute.
Tu n’avais pas remarqué alors, une très belle dame, à l’arrière de la voiture, avec deux petites-filles qui se ressemblaient comme deux gouttes d’eau, qui te regardaient avec un mélange de cruauté et de curiosité.
Tu connais la suite mieux que moi-même. Elle ressemble à trop d’histoires.
Il ne l’épouserait pas, cette trop belle dame. Il te devait bien ça, mon pauvre Gaspard, et il devait bien ça à la mémoire de ta mère. Il s’en rendrait malade, à en mourir, il y a juste un an maintenant. Et depuis c’est toi qui ne vas plus très bien.
Un secret te tenaillait, auquel je viens d’apporter des réponses. Une indiscrétion journalistique m’a fait supposer que tu avais besoin d’éclaircir certains points de ton amnésie de jeunesse. Et que peut-être la révélation de la vérité pourrait susciter une sorte de catharsis salvatrice. C’est dans cette perspective que j’ai cherché à éclairer les pans de ton passé dont j’avais connaissance.
Je reste à ta disposition pour de plus amples détails mais je doute que tu ne repasses jamais par notre village et je ne me vois pas entreprendre un voyage dans ta seconde patrie, pour laquelle au demeurant, je n’ai nulle sympathie particulière.
J’ai à présent le téléphone. Mon nom est dans l’annuaire. Personne ne m’appelle jamais, sauf par erreur ou pour me faire une blague. J’attendrai toutefois ton coup de fil. C’est cet espoir qui m’aide à vivre. Ce n’est pas à toi que je vais apprendre que la vie parfois ne tient qu’à un fil.
Voilà. La tâche que je m’étais fixée est achevée.
J’ai fait au mieux pour répondre aux questions que tu te devais te poser sans t’en livrer l’essentiel tout de go, j’ai fait en sorte
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de te fournir des révélations importantes à dose homéopathique, et de ne livrer l’essentiel qu’à la fin.
Afin que tu comprennes d’où te viennent ces moments d’absence qui te tenaillent encore, d’amnésie temporaire, d’anorexie chronique, de mutisme et de repli sur toi qui ont tant fait couler d’encre dans le temps et t’ont conduit au bord d’un état que l’on dit critique… Un déni de vie. Un lâcher prise prématuré. Un symptôme de glissement. J’ai l’impression que tu m’as confié cette mission comme par procuration, ou comment pourrait-on dire, télépathie intercontinentale.
Je n’ai eu de cesse que de te restituer ton identité propre. Mais vers quel destin ? Oh, comme j’aimerais être à même de l’écrire ! Or, j’en suis bien incapable, n’étant en rien un véritable écrivain. Je ne sais retranscrire que les faits réels, provenant du passé.
Moi qui ne suis point devenu un as, qui n’ai guère su me faire un nom, dont la vie n’aura été qu’un pitoyable scénario auquel nul ne s’intéresse…
Mais qui t’ai connu Gaspard, aux pires moments, cruciaux, de ton existence, toi dont la vie aura donné du sens à la mienne…
Si bien que j’en viens à me demander, en relisant ces lignes si ce n’est pas toi qui me les as dictées. Si ce n’est pas toi le véritable auteur de cette reconstitution et si, au fond, je ne suis pas l’un des personnages, créé par tes soins pour tenter de combler les trous de ta mémoire.
A moins que ce ne soit moi qui t’ai entièrement créé pour combler mes pires périodes de solitude, pour me donner l’illusion d’avoir servi à quelque chose ou à quelqu’un… De toute façon, quand j’en aurai terminé avec cet écrit, quand tu auras fini de les lire, ne retournerons-nous pas tous les deux, d’une certaine façon, au néant ?
Toi qui te persuades, j’ose espérer à tort, que le souffle de ta vie t’échappe, et qui passe le plus clair de ton temps à scruter ton passé, derrière les carreaux du monde réel, à refaire le film de ta vie, cette vie que tu appréhendes de quitter.
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Pour retrouver ta mère, Gaspard, et ailleurs qu’en enfer, du moins le souhaité-je.
Cette vie qui ne tenait qu’à un fil et ce fil te venait de moi. Mais que je te refile, si je puis dire, en guise de relais, pour que tu en fasses ce que tu veux, le reconduire encore pour un certain temps, ou l’interrompre à jamais.
Ce fil qui te vient de moi ou qui me vient de toi, je ne sais plus.
Moi dont le nom ne dit rien à personne.
Moi c’est à dire rien, ni Pairson.
(Août 1997-Février 2019)
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Ce roman, publié par CMS, a été imprimé à 150 ex, constituant la première édition, dont 10 ex sont enrichis de tirages de tête spécialement confectionnés par Michel Cadière, lequel aura réalisé la couverture originale et les illustrations ponctuelles du présent ouvrage. Qu’il en soit ici vivement remercié.
Merci à Christian Miehé Skimao, Edition CMS, pour son amicale fidélité à mes modestes écrits.
Merci aussi à Guy Barral pour son érudition occitane et à ma tante Huguette pour sa connaissance émérite du loto.
Merci également à Angéla et au regretté Jacky, qui m’ont amené en promenade dans la garrigue, et appris à en repérer les plantes et essences.
Et bien sûr, à CTN, sans qui ce livre n’aurait jamais pu être entrepris.
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L’AS DE PIQUE
Au commencement, l’auteur de ce « roman » pas comme les autres se trouve devant la mythique page blanche, à l’instar de l’innocence édénique des premiers pas humains. L’image d’un enfant lui vient alors à l’esprit. La page est vierge, de sorte qu’on ne sait rien de ce petit être. On l’imagine alors amnésique. La page ne parle pas non plus, ce qui nous suggère une aphasie dont il souffrirait. Tel est le point de départ de cet écrit/récit. La trame en est totalement fictive. L’histoire est censée, à la manière d’une intrigue policière, expliquer comment une petite victime, angélique et fragile, des passions humaines a pu en arriver là (son état), arriver là (un village de l’Hérault), et pourquoi, de surcroît, il est sujet à des absences, de même qu’il a du mal à s’alimenter.
L’as de pique est la version originelle du Prince et du boucher, paru en 1999 chez L’Harmattan, grâce aux bons soins de Maguy Albet et de Paule Plouvier.
Il s’en distingue par sa composition, bien plus complexe, et qui témoigne de recherches formalistes (Partir de rien et écrire un roman) mises dès lors en application et évidence.
L’As de pique se divise en effet en trois parties, lesquelles correspondent à trois points de vue différents (Il, Je, Tu), chacune étant marquée à la fois par à une langue spécifique, une carte à jouer (bien scandées par les illustrations de Michel Cadière), un espace en expansion et un rythme temporel progressif. Les lieux sont inspirés de souvenirs d’enfance, chez des grands-parents maternels, dont les caractères ont été remodelés.
Le plan général posé, ne restait plus qu’à se laisser porter par le mystère originel qui enveloppait mon petit personnage, mon petit prince. Les aléas de l’écriture ont fait le reste.
Les Inséparables, publiés en 1995 par Climats (repris par Flammarion), s’inspiraient d’un fait divers réel, lequel m’avait touché de près. J’ai voulu ensuite en inventer un inédit à ma façon, d’une part pour me prouver que je n’étais pas dépourvu d’imagination (celle que sollicite l’écriture), de l’autre parce que le fait divers nous en apprend beaucoup sur la nature humaine. Bien plus que notre lecture superficielle des actualités ne nous le laisse en général supposer. BTN
Les dessins, originaux, dont la couverture, sont de Michel Cadière.