Voir la biographie que j'ai rédigée pour le site de Daniel Tillier, reprise dans le catalogue DANIEL TILLIER le lien rose 1981-2001

Publication du catalogue livré aux bons soins du musée de Villefranche sur la Saone (mars-avril 2003). Editions musée Paul Dini (Villefranche sue Saone) 64 pages. 25 reprod.coul. 15 euros.

Musée paul Dini, place Flaubert, 69400 Villefranche sur Saone 0474683370.

Texte principal de BTN : voir ci-dessous. Biographie voir ci-dessus.

DANIEL TILLIER OU L'AVIS EN ROSE

La Question du choix :

Que voulons-nous dire lorsque nous prétendons aimer Picasso, Woody Allen ou Nathalie Sarraute ? Que nous les acceptons globalement tels qu'ils sont ? Que leurs rares imperfections ne nous semblent pas dignes de se voir relevées tant l'ensemble des qualités que nous leur concédons s'impose à nous sans la moindre ambiguïté ? Que ne pouvant tout savoir de leurs tentatives avortées nous décrétons que ce que nous connaissons d'eux, ce que nous reconnaissons d'eux en nous, ce qui nous touche en eux, nous fournit une raison suffisante pour les comprendre et les aimer ? - Que voulons-nous dire lorsque nous prétendons aimer …

Lorsque un artiste relativement jeune comme Daniel Tillier nous donne à aimer - et l'art d'aimer passe en priorité par le regard - une vingtaine d'années de production, il ne lui est guère possible de contourner la question des choix qu'il convient d'effectuer au nom des autres. Quatre-vingt œuvres environ, représentatives d'une production : telle est la sélection draconienne, la gageure forcément frustrante, à laquelle auront dû se livrer Daniel Tillier et Brigitte Laurençon, directrice du musée Paul Dini, amorce d'un parcours, inachevé qui plus est, couvrant les deux dernières décennies du siècle révolu, mordant sur celle qui précède ou suit, en laquelle nous nous trouvons. Il convient alors, pour qui aborde ce parcours avec un minimum de bonne foi, d'avoir en tête au moins trois axes de lecture à même d'emporter l'adhésion, de forcer l'estime ou l'intérêt et, dans le meilleur des cas, de nous inciter à déclarer qu'on aime…

Tout d'abord, en tant que parcours il convient de l'approcher dans sa singularité, tel qu'il se propose à nous, en un panel couvrant différentes périodes, par l'intermédiaire de pièces qui découvriront la partie émergeante de l'iceberg, représentative de l'ensemble. Parallèlement, il sera intéressant d'évaluer la pertinence de cette exposition à la lumière de l'Histoire de l'Art et de l'Histoire tout court, car tout événement esthétique doit être mis en perspective au regard des faits qui lui sont contemporains. Enfin qu'est-ce qui fait qu'une telle œuvre est à même de séduire un public plus ou moins averti ? Qu'est-ce qui peut faire que le plus grand nombre l'aimera ? Telles sont les trois interrogations qui sous-tendront l'élaboration de ce texte.

* L'Apprentissage :

Quand il entre aux Beaux-Arts en 1978, Daniel Tillier n'a ni la prétention ni l'ambition d'œuvrer du côté des avant-gardes radicales qui ont fini par s'imposer comme le nouveau classicisme d'alors : pop art et nouveau réalisme, minimal art, land art, art conceptuel, figuration narrative puis BMPT et Supports-Surfaces en France… On commence également à reconnaître l'importance de l'Arte Povera, de Fluxus. Ben en particulier fait beaucoup parler de lui. Il parle aussi beaucoup. Ses tableaux sont bavards mais ils s'inscrivent contre le Peint, dans la postérité de Duchamp. Daniel Tillier n'en a cure. Il cherche plutôt à acquérir, comme on dit, du métier, à enrichir son expérience. S'il croise les préoccupations dans l'air de son époque c'est spontanément, quasi incidemment. Car il ne suffit pas pour un peintre de vouloir faire du neuf à tout prix.

C'est en se démarquant de la tendance dominante que l'artiste s'assure quelque chance d'être reconnu comme représentatif de son temps. Prenons l'exemple, dès la fin des années 70, de la figuration libre qui, en France émerge (tout comme la figure s'impose en Italie, en Allemagne, en Catalogne, etc.) au moment même où l'esprit Supports-Surfaces, l'art conceptuel et minimal submerge les strates de la géologie institutionnelle et éducative. Cette démarcation peut s'avérer instinctive, ou liée à une tradition locale, comme ce fut le cas pour les peintres sètois Combas et Di Rosa. Elle peut s'inscrire dans la grande tradition de la culture picturale comme pour Garouste et Alberola, Patrick Lanneau, Vincent Bioulès… Dans tous les cas il convient d'être avant tout soi-même. L'Histoire se chargera ensuite de préciser si ce fut à raison ou à tort. Dans le cas spécifique de Daniel Tillier cette démarcation va de pair avec l'adoption du tableau comme lieu d'expression d'une pensée qui se veut ouverte au monde et aux autres. L'apprentissage du tableau s'impose donc au jeune étudiant de 78 à 83 comme une conquête sur soi-même autant que sur une discipline dont il faut s'approprier les repères, à la manière d'un parcours initiatique. Tillier vient d'un milieu modeste. Toute sa production s'en ressentira. Sa culture, à l'origine, est celle de ce milieu, de la représentation que ce milieu se fait de l'art, à savoir d'une activité noble, "professionnelle", en appelant à la maîtrise technique, au "métier" et qui recourt en général au truchement du tableau. C'est avec la volonté objectivée de donner la primauté à l'évidence, à l'instinct et à la simplicité que s'amorce cette production. Pour l'artiste, le tableau sert en quelque sorte d'instrument de mesure, évitant aux motifs d'inspiration de se disperser à l'infini, de lieu où la pensée va pouvoir se décliner, sur le mode pictural, avec tous les problèmes formels que cette option suscite, qu'il s'agisse de la pertinence d'un format, des solutions offertes par la matière picturale même, de la symbolique des couleurs, notamment du rose et du noir, qui se met en place, etc.

De cette époque, Daniel Tillier retient le portrait en pied, - lequel obtint un prix - à l'huile, d'une vieille voisine aujourd'hui décédée dont l'apparente sérénité est troublée par toute une gamme de décalages formels : tons tranchés, position équivoque des mains juste à la place du sexe, fort déséquilibre de la composition, incongruité d'une image latérale de style pornographique, apparition troublante d'une tache dont les connotations n'ont rien d'innocent, traitement singulier du visage quasi effacé et consigné dans un carré en équilibre instable, apparition énigmatique d'une queue sans doute animale... Comme on le voit, l'artiste a du mal à traiter son sujet avec objectivité, sans l'affubler de ses préoccupations d'alors, qu'elles soient d'ordre technique - le traitement de la blouse est matissien, les contours cézaniens -, esthétique - la Peinture s'incarne en cette vieille femme nostalgique du plaisir fécond d'antan -, et existentielle - l'artiste se cherche, et il est conscient de sa singularité, de fréquenter, plutôt que les atelier collectifs, ce que Virginia Woolf eût pu nommer "un atelier à soi". Certes la Peinture passe pour une vieille dame, mais elle est comme la fée des légendes éternellement jeune dont parle Nerval et qui cache, sous un masque ridé, un visage attrayant…

De là cette intense période d'expérimentation à laquelle s'adonne, au tout début des années 80, Daniel Tillier, déchiré entre sa fascination pour les images, notamment pour les commodités de la photographie, et sa volonté d'affronter l'épreuve que symbolise à ses yeux la Peinture, qui l'attire justement parce qu'elle est semée d'embûches. En témoignent au moins trois tableaux assez emblématiques. L'homme et le Totem, où un individu en noir et blanc, peint de manière réaliste, un peu à la Gérard Fromanger, semble lorgner du côté d'une sorte de colonne animée de multiples couleurs. On ne saurait mieux résumer à la fois la valse-hésitation dans laquelle se trouve le Tillier d'alors (mais également l'Art contemporain en général). Il s'agit moins de réveiller le vieil antagonisme abstrait/figuratif que de chercher à concilier les moyens techniques qui s'offrent au champ ouvert de l'art contemporain (photo, vidéo, aujourd'hui numérique, internet…) et une conception plus traditionnelle de l'art s'appuyant sur des supports ayant fait leur preuve.

Un point d'appui en quelque sorte : le tableau. Sur une autre toile, Tillier colle, du côté des bords, des photos noir et blanc inspirées de la tapisserie de sa chambre, nous renvoyant ainsi à son espace intime, tandis qu'il figure au centre un véritable tableau en relief, recouvert de couleur rose et qui a la particularité de ne point représenter la figure attendue. Si la photographie a pour objectif (…) de représenter, pour la Peinture une telle finalité n'est point nécessaire. Une inscription ironise sur la frustration des consommateurs d'images que nous sommes : " Sous ce voile rose se cache une image qui me plaît ". La vie en rose, en quelque sorte… Or la Peinture a pour vocation de cacher, de nous dérober, de se dérober. Elle pointe ce qu'elle ne saurait montrer. La photo au contraire révèle, elle marque ce qu'elle entend exhiber. La photo ouvre la voie au voyeurisme. La Peinture se trouve du côté du secret, qui se crée, sacré. C'est par la Peinture que Tillier entend résoudre le questionnement que suppose l'image. Une peinture d'images qui en dénonce vite l'artificialité.

Dans un tableau intitulé Degré 42, construit en deux panneaux longitudinaux reliés par une planchette, l'artiste a peint en haut, en gros plan, un énorme serpent aux couleurs chatoyantes tandis que sur le panneau du bas, en sépia, est répétée la figure d'un enfant malade - flottant sans les bras de sa mère (et le peintre est un peu dans cette situation, s'il lui faut vivre de sa production, couper le cordon ombilical et gérer sa propre autonomie). On a donc d'une part le caractère répétitif de l'image contemporaine qui tend à s'imposer de manière obsessionnelle à grand renfort de matraquage médiatique, de l'autre la fascination pour une entité aussi captivante que dangereuse et qui ne se laisse pas aussi facilement dompter, sauf à connaître l'art de s'en rendre maître. La Peinture est ce serpent. Entre les deux, une rangée de pipes de foire peintes, mais mêlées à des vraies, comme pour un jeu de massacre - dont l'enfance et le monde animal sont les premières victimes. La question est : comment passer de la réalité à sa représentation sachant que toute représentation retourne à la réalité du fait même qu'elle vise à la signification. Car pour Tillier le contenu prime et, par là même, son point de vue sur le monde, son avis. La forme s'impose de surcroît. Elle n'est pour l'artiste en apprentissage que le moyen le plus pertinent de faire passer le fond. Or cette forme privilégie envers et contre tout la Peinture parce que, fruit elle-même d'un travail, elle s'inscrit dans ce monde du travail dont Tillier se sent l'héritier, et aussi parce que la lenteur de ce travail est garante de la continuité de la réflexion. De plus avec la Peinture, c'est toute une Histoire qui est en jeu.

De même que dans son Dramatic Game, où mille trois cents soldats en miniature se trouvent collés sur le tableau (à la manière des nouveaux réalistes) et balayés par une main grandeur nature, dispensatrice de matière picturale, le jeune étudiant fait l'expérience de son engagement dans l'Histoire, de la responsabilité du peintre. L'art des années 80 n'est pas toujours euphorique, BD, destroy, sex and rock n'roll. Il peut s'avérer dissonant et responsable. C'est la voie qu'aura suivie Tillier. Une voie moins "fun", plus dérangeante mais aussi plus profonde et troublante. Une voie "concernée". Dans le même ordre d'idée il sera conduit à interroger la notion de "Révolution" en 82. Il s'agit de représenter une manifestation, mettant en exergue un slogan qui détonne : Les Révolutions sont tristes. Le message - l'avis - est clair ici aussi. Comment des collectifs d'individus peuvent-ils s'aveugler pour un idéal dont ils ont sous les yeux des exemples criards, à même de susciter des désillusions cuisantes. Avec pour corollaire : La Peinture, une Peinture issue du Prolétariat, n'a-t-elle pas pour mission de contribuer à les dessiller ? Plutôt que de chercher à s'enraciner dans une culture ancestrale, à grand renfort de référence au glorieux passé, comme a pu le faire la Transavantgarde italienne, Tillier inscrit sa préoccupation dans celle de sa famille d'origine : le monde ouvrier. Le peuple. La question du texte, "Les mots dans la peinture", pour parler comme Butor, jouera un rôle important jusque dans les réalisations récentes de Daniel Tillier.